Vieillir à Abercorn
Un texte de Andrée Cantin
Paru dans le numéro Printemps/Spring 2022
Publié le : 10 mars 2022
Dernière mise à jour : 14 mars 2022
À une époque où l’âge moyen des résidents d’Abercorn et de Sutton est un des plus élevés en Estrie et où il n’existe des résidences avec des soins pour personnes semi-autonomes qu’à Cowansville et à Lac-Brome, est-il envisageable de réinventer les arrangements ?
Il y a une dizaine d’années, j’ai connu Agnès Even (1927-2020), dans le cadre d’un cours d’espagnol. J’ai tout de suite été impressionnée par cette célibataire octogénaire, ancienne « maitresse d’école», diplômée de l’École de musique Vincent d’Indy. Depuis sa retraite, elle vivait seule dans un rang retiré à Abercorn. Son sens de l’humour et la fluidité avec laquelle elle parlait l’espagnol faisaient d’elle un boute-en-train dans notre groupe.
Quelle ne fut pas ma surprise quand j’appris, il y a deux ans, qu’elle vivait maintenant dans sa maison avec Marie et Normand, un couple de jeunes retraités d’Abercorn qui prenaient soin d’elle ! La curiosité m’a poussée à leur demander de nous livrer l’essentiel de leur expérience. Celle-ci a duré d’août 2018 jusqu’au décès d’Agnès en octobre 2020.
Une histoire simple
Marie a rencontré Agnès en 2016. Une amie bénévole lui avait proposé de faire une visite de courtoisie à une aînée. D’abord hésitante, Marie s’est dit qu’elle aimerait qu’on lui rende ce même service si elle se trouvait un jour dans la même situation. Elle a vite réalisé qu’elle était en pays de connaissance, car elle avait connu le frère d’Agnès, ayant grandi dans le même quartier que lui.
Pendant plus de deux ans, Agnès et Marie se sont rencontrées deux fois par semaine. Conversations et accompagnements à des rendez-vous constituaient l’essentiel de leurs activités. À une certaine période, Agnès faisait régulièrement des chutes qui occasionnaient des visites à l’hôpital. Les membres de sa famille qui veillaient sur elle et géraient ses affaires lui suggérèrent fortement de déménager dans une résidence pour aînés. Agnès fit part à Marie de sa détresse face à la perte possible de son environnement physique et humain. Comme ces derniers venaient de contracter des dettes imprévues, ils ont décidé d’emménager chez Agnès et de louer leur maison.
L’aménagement des lieux
Agnès a fait aménager sa maison pour permettre au couple d’occuper l’étage du haut. Elle s’est réservé le grand salon du rez-de-chaussée, devenu sa chambre à coucher et sa salle de musique. Marie et Normand se sont sentis tout de suite bienvenus ! Il n’y a pas eu de contrat ni de contrepartie financière. Ils assumaient les déplacements pour les courses et les rendez-vous et payaient une grande partie de l’épicerie, tandis qu’Agnès les logeait gratuitement.
Une femme hors-normes
La présence de ces aidants a permis à Agnès de se consacrer aux activités qu’elle aimait : lecture de livres espagnols et anglais et découvertes sur son ordinateur. Elle a recommencé à marcher à l’extérieur avec un déambulateur et a même tenté de remonter sur son Kubota pour mieux explorer les aménagements de son vaste terrain.
À travers leurs conversations, Marie et Normand ont pu connaitre beaucoup de détails de la vie étonnante de cette femme dont certains passages inédits. Un jour, Bécassine, sa chienne terre-neuve, avait volé ses vêtements alors qu’elle se baignait dans son lac. Elle avait dû courir nue sur le chemin, prête à se lancer dans un fossé à la vue d’une voiture. Elle adorait raconter ses mauvais coups : vol de suçons, école buissonnière et visites clandestines dans les granges abandonnées des environs. Marie et Normand l’ont vite perçue comme une battante malgré une santé fragile causée par une scoliose qui s’accentuait.
Les derniers mois
Les derniers mois ont été plus difficiles. À l’été 2020, à 93 ans, Agnès a été victime d’un léger AVC. Elle a dû résider pendant plus d’un mois à l’hôpital. À sa sortie, elle ne pouvait plus rester seule à la maison. En temps de pandémie, les services du CIUSSS se faisant plus rares, tout est devenu plus difficile pour les aidants naturels.
Marie et Normand ont fait le choix de continuer à vivre avec elle et ont dû assumer, nuit et jour, les activités quotidiennes et les soins tels que bains, repas et exercices de réadaptation.Au moment où les services reprenaient normalement, Agnès a fait un autre AVC et elle est décédée à l’hôpital le 31 octobre 2020. Cette femme qui « avait peur de mourir dans sa maison sans que personne ne le sache » a donc pu réaliser son rêve de rester le plus longtemps possible dans sa maison, bien entourée.
De la bienveillance de part et d’autre
Somme toute, cette expérience semble avoir été positive. Et même, à certains moments, fort agréable pour les deux parties ! Elle s’est faite de façon progressive et presque naturelle. À une époque où l’âge moyen des résidents d’Abercorn et de Sutton est un des plus élevés en Estrie et où il n’existe des résidences avec des soins pour personnes semi-autonomes qu’à Cowansville et à Lac-Brome, est-il envisageable de reproduire ce type d’arrangement ? Selon moi, cette avenue, quoiqu’intéressante, pose certains défis. Par exemple, la relation peut-elle être formalisée par un contrat pour protéger une et l’autre des parties au lieu de reposer seulement sur la confiance mutuelle ? Un organisme externe pourrait-il intervenir pour le pairage des individus et la régulation si nécessaire ? Serait-il préférable qu’un des aidants ait une expérience préalable ?
Marie, pour sa part, avait déjà accompagné sa mère en fin de vie. Elle conseille aux personnes qui voudraient vivre une telle expérience de s’assurer de la compatibilité avec la personne aidée, d’établir une bonne communication et d’avoir accès à un espace de vie privée. Et elle ajoute : « les aidés doivent être reconnaissants et accommodants, tout en ayant leur mot à dire ».
Andrée Cantin, retraitée de Sutton