Insaisissable vérité
Un texte de Daniel Laguitton
Paru dans le numéro Été/Summer 2024
Publié le : 3 juin 2024
Dernière mise à jour : 3 juin 2024
Vérité et croyance sont des concepts étroitement liés, la « vérité » n’étant souvent que ce que l’on croit vrai.
Les notions de vérité et de croyance ont une telle histoire conflictuelle qu’il est utile de se pencher sur ce que nous qualifions parfois hâtivement de vrai ou de faux, surtout à une époque où l’hypertrucage mène la vie dure à la vérité. Indice important pour amorcer cette réflexion : les mots « vérité » et « verbe » sont apparentés, le second désignant la parole en général, et le premier la parole digne de foi. Vérité et croyance sont donc des concepts étroitement liés, la « vérité » n’étant souvent que ce que l’on croit vrai.
Le naturaliste et philosophe anglais Thomas Henry Huxley (1825-1895), surnommé « le bouledogue de Darwin » pour la manière farouche dont il défendait la théorie de l’origine des espèces, affirme dans un essai publié en 1882, que « L’histoire nous avertit que c’est le sort habituel des nouvelles vérités de commencer comme des hérésies et de finir comme des superstitions ». L’histoire des sciences abonde en effet en vérités transitoires vite déboulonnées par de nouvelles vérités qui, à leur tour…
Le mot « atome », par exemple, signifie « qui ne peut être coupé ». Or, l’atome est aujourd’hui reconnu comme une constellation de particules subatomiques que l’on étudie dans de gigantesques accélérateurs de particules comme le Large Hadron Collider (LHC) du Conseil européen pour la recherche nucléaire (CERN). Situé à la frontière de la France et de la Suisse, le LHC est enterré à 100 mètres de profondeur et a une circonférence de 27 kilomètres. C’est une piste de course circulaire où l’on provoque des collisions frontales entre particules afin d’en observer les fragments, le tout dans un vide comparable à celui qui règne sur la Lune et à une température de moins 271 degrés Celsius. En dépit de son gigantisme et de sa complexité technologique, ce fleuron de l’expérimentation scientifique n’en utilise pas moins la même stratégie que notre ancêtre Cro-Magnon quand il fracassait des pierres ou des noix pour voir ce qu’il y avait dedans.
Conscient de la fragilité des vérités scientifiques et des limites du savoir, Huxley a créé le mot « agnostique » en 1869 pour se donner un titre en tant que membre de la Metaphysical Society, un groupe où d’éminents penseurs victoriens se réunissaient pour discuter des grandes questions philosophiques et religieuses de l’époque. « Le mot “agnostique” m’est apparu comme une antithèse de gnostique — les gnostiques étant ces anciens hérétiques qui professaient détenir le savoir le plus approfondi sur ces choses mêmes au sujet desquelles je suis tout à fait certain de ne rien savoir […]. L’importance de ce mot vient de ce qu’il constitue un aveu d’ignorance — une mise en garde contre les fantasmes philosophiques et théologiques qui n’a jamais été plus nécessaire que de nos jours alors que le fantôme de l’“Absolu” […] s’affiche au grand jour ». L’agnosticisme d’Huxley s’appliquait tout autant au savoir empirique et n’avait pas la connotation exclusivement religieuse qu’il a prise depuis.
Un demi-siècle après la reconnaissance des limites du savoir par Huxley, le physicien allemand Werner Heisenberg (1901-1976) démontrait, en 1927, par son « principe d’incertitude », qu’aucune mesure physique ne peut être d’une précision absolue. En 1931, ce fut au tour du mathématicien autrichien Kurt Gödel (1906-1978) de tempérer l’ardeur des chercheurs de vérité en démontrant son « théorème d’incomplétude » selon lequel certaines « vérités » échappent à toute démonstration. Le paradoxe du menteur en est un exemple : un homme qui affirme que tous les hommes sont des menteurs ne peut être cru, même si ce qu’il dit est vrai, car il ment. Son affirmation est donc « indécidable ».
Dans un univers où tout est lié, la seule vérité absolue est : « je crois que bien des choses sont vraies, mais je sais que je ne sais pas tout ». Dans les mots de Lao-tseu : « La vérité dont on parle n’est pas la Vérité suprême ».
Après avoir exploré les limites du savoir, Gödel a sombré dans la folie. Sa biographie publiée en 2007 par Pierre Cassou-Noguès est intitulée Les démons de Gödel, logique et folie et celle, en anglais, par Stephen Budiansky porte le titre Journey to the Edge of Reason [voyage aux limites de la raison].
Les prouesses de tous ces athlètes du ciboulot invitent à troquer la quête de vérité absolue pour une quête d’authenticité qui passe nécessairement par le « connais-toi toi-même ». Dans un ouvrage intitulé Not-God (1991), l’historien américain Ernest Kurtz insiste sur l’importance pour chacun de reconnaître ses propres limites. Développer son plein potentiel exige un abandon de la volonté de puissance. Kurtz parle à cet égard de « la spiritualité de n’avoir pas toutes les réponses ».
L’anecdote qui suit, au sujet de Gödel, prend aujourd’hui des accents d’actualité. En 1948, Kurt Gödel se prépare à être naturalisé américain et étudie minutieusement la Constitution des États-Unis. Pensant y avoir trouvé une faille qui permettrait à un dictateur de prendre le pouvoir, il en parle à ses amis Albert Einstein et Oskar Morgenstern. Ce dernier, économiste à Princeton, raconte ainsi l’examen de citoyenneté : « … on nous a fait entrer dans une grande salle et, alors que, normalement, les témoins et le candidat sont interrogés séparément, la présence d’Einstein nous a valu d’être exceptionnellement invités à nous asseoir tous les trois, Gödel au centre. L’examinateur nous a d’abord demandé, à Einstein et à moi, si nous pensions que Gödel ferait un bon citoyen. Nous l’avons assuré que ce serait le cas, que Gödel était un homme distingué, etc. Se tournant alors vers Gödel, l’examinateur a engagé ce dialogue : “D’où venez-vous ?”— “D’Autriche” a répondu Gödel — “Quel genre de gouvernement aviez-vous en Autriche ?” — “C’était une république, mais la constitution était telle que la république a cédé à une dictature” — “C’est vraiment dommage. Ce ne serait pas possible dans notre pays.”— “Oh ! si, ce serait possible, et je peux même le prouver”. Parmi toutes les questions qu’il aurait pu poser, l’examinateur n’avait posé que celle-là. Einstein et moi étions horrifiés. À notre grand soulagement, l’examinateur a eu l’intelligence de calmer rapidement l’ardeur de Gödel et a mis fin à l’examen ».
Pas si fou, ce Gödel !
Daniel Laguitton
Abercorn