Le chant du monde

Un texte de Daniel Laguitton

Paru dans le numéro

Publié le : 10 mars 2017

Dernière mise à jour : 31 octobre 2020

 

Le foisonnement naturel des espèces joue, au niveau planétaire, un rôle comparable à celui du système immunitaire au niveau de l’individu : il est la principale source de vitalité et de créativité dans la biosphère. Compte tenu du fait qu’une espèce végétale ou animale disparaît à jamais aujourd’hui toutes les vingt minutes (soit plus de 26 000…

Listen earthLe foisonnement naturel des espèces joue, au niveau planétaire, un rôle comparable à celui du système immunitaire au niveau de l’individu : il est la principale source de vitalité et de créativité dans la biosphère. Compte tenu du fait qu’une espèce végétale ou animale disparaît à jamais aujourd’hui toutes les vingt minutes (soit plus de 26 000 espèces par an !), la biosphère est en pleine déprime et des scientifiques de premier rang ont déjà formulé à ce sujet un pronostic mortel intitulé « Sixième extinction de masse ». Il serait plus exact de parler de premier « génosuicide » de masse, car c’est la première fois qu’une espèce, en l’occurrence Homo (dit « sapiens », sans doute parce que ça sent le sapin), est à la fois la cause et la victime d’une extinction de masse, si tant est que l’on puisse parler de victime lorsque l’extinction est, dans son cas, auto-infligée. Dans un tel contexte, il est crucial de ne négliger aucune des leçons offertes par les efforts de conservation qui ont permis à certaines espèces menacées d’échapper, au moins temporairement, à l’extinction.

Une de ces leçons est l’importance pour les humains de participer activement au chant du monde, en commençant par l’écoute, car, comme les deux exemples qui suivent le montrent, toute conservation commence par une conversation.

C’est en 1962 que Rachel Carson (1907-1964), biologiste américaine, publiait Printemps silencieux, véritable cri d’alarme au sujet des effets pervers du DDT, un pesticide alors largement répandu qui fragilisait la coquille des œufs d’oiseaux et compromettait leur reproduction. Cet ouvrage est généralement reconnu comme marquant le coup d’envoi du mouvement écologiste contemporain, même si les premières intuitions de l’impact négatif de la révolution industrielle sur la nature sont beaucoup plus anciennes et déjà évidentes chez des visionnaires comme William Blake (1757-1827) et Ludwig Klages (1872-1956). Dans le cas de Printemps silencieux, la perspective de perdre à jamais les vocalises de la saison la plus musicale du calendrier a amorcé une prise de conscience qui, malgré la vigoureuse campagne de dénigrement orchestrée alors par l’industrie chimique, a conduit à l’interdiction du DDT. Une réponse du même ordre s’impose aujourd’hui pour qu’un silence stérile n’étouffe à jamais le bourdonnement des ruches. Écoutons les abeilles.

Quelques années plus tard, à la fin des années 60, Roger Payne, un biologiste américain qui avait d’abord étudié la manière dont les chauves-souris utilisent un mini-radar pour détecter leurs proies, plonge ses micros dans les océans et rentre de ses expéditions séduit par le chant des baleines. Son émerveillement est vite contagieux et la baleine à bosse, au bord de l’extinction après plus d’un siècle de chasse implacable devient presque instantanément, grâce à son chant, la figure emblématique des efforts de conservation qui se multiplient sous le slogan « Sauvons les baleines ! ». Comme dans le cas de Printemps silencieux, il aura fallu la perspective de perdre un autre choriste au concert de la biosphère pour interpeller un public qui avait pris à la lettre « Le Monde du silence », titre du film de Jacques-Yves Cousteau et de Louis Malle qui, diffusant pour la première fois à grande échelle des images du monde sous-marin, s’était mérité la Palme d’or au Festival de Cannes en 1956 et l’Oscar du meilleur film documentaire aux États-Unis en 1957. Le commandant Cousteau (1910-1997) mit alors son prestige et ses compétences au service de la conservation des baleines en publiant notamment plusieurs ouvrages et enregistrements comme Le chant des dauphins (1972), La baleine qui chante (1973) et La planète des baleines (1986, en collaboration avec Yves Paccalet).

La révélation du chant des baleines fut telle que, quelques années plus tard, en 1977, les sondes spatiales Voyager 1 et 2 emportaient chacune vers les étoiles un disque d’or sur lequel sont gravés divers sons et musiques représentatifs de la Terre, notamment le chant du grillon, de la grenouille et celui de la baleine. N’étant jamais à une contradiction près, l’humanité en passe de réduire la Terre au silence ou d’en noyer la musique par du bruit, envoyait donc à d’éventuels extra-terrestres une anthologie musicale susceptible de les amadouer. L’espoir inconscient était peut-être que, séduits à leur tour, ils se mobilisent pour nous sauver de nous-mêmes.

Le chant des baleines n’était qu’un prélude, car le « monde du silence » était loin d’avoir livré tous ses secrets. En effet, dans un article publié en 2011 et intitulé Les scientifiques entendent enfin la voix des poissons, Yves Miserey, journaliste scientifique, citant Thierry Aubin, directeur de recherche en communication acoustique au CNRS écrit : « On dit “muet comme une carpe”, mais ce n’est pas vrai. Les poissons communiquent beaucoup, car les sons se propagent très bien dans l’eau. Leur répertoire est d’une richesse étonnante. Une espèce de poisson-chat roucoule comme un pigeon et se met subitement à crier comme un singe. D’autres espèces, plus discrètes, grognent ou coassent comme des grenouilles ou lancent des petits “clics” en s’enfuyant. Il y a de véritables artistes comme le chabot à longue corne d’Amérique du Nord qui parcourt lentement les fonds en soufflant à la façon d’une corne de brume ». « Muet comme une carpe », dans la langue des poissons, se dit « sourd comme un homme » et Platon avait raison : « Si l’on veut connaître un peuple, il faut écouter sa musique ».

On ne s’étonnera donc pas de lire, sous la plume du « géologien » américain Thomas Berry, dans Le Rêve de la Terre (The Dream of the Earth, 1988) : « Le temps est venu où il nous faut écouter ou périr. Le temps est venu de baisser le ton et de cesser d’imposer nos schémas mécanistes aux processus biologiques en œuvre sur la planète, d’apprendre à résister à notre tendance impulsive à contrôler, à commander, à forcer, à opprimer, et de commencer humblement à nous laisser guider par la communauté plus vaste où s’inscrit toute vie et dont dépend toute vie ». Même souhait dans le traité d’écologie intégrale Laudato Si du pape François : « Parmi les pauvres les plus abandonnés et maltraités, se trouve notre terre opprimée et dévastée, qui gémit en travail d’enfantement […] La nature est pleine de mots d’amour, mais comment pourrons-nous les écouter au milieu du bruit constant, de la distraction permanente et anxieuse, ou du culte de l’apparence ? »

Absurdus, en latin, signifie « complètement sourd ». L’absurdité menace notre civilisation tapageuse quand elle cesse d’écouter le chant du monde, s’exposant ainsi au désenchantement.

Puissent vos printemps n’être ni absurdes ni silencieux.

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