À la mémoire des 18 000
Un texte de Daniel Laguitton
Paru dans le numéro Été/Summer 2023
Publié le : 29 mai 2023
Dernière mise à jour : 29 mai 2023
« Chaque année, 70 milliards de bêtes sont abattues au terme d’une vie de souffrance. [...] De la naissance jusqu’à la mort, la vie des animaux d’élevage est placée sous le sceau de la cruauté. »
Le 10 avril 2023, dans une usine mal nommée « ferme laitière », près de Dimmitt, petite bourgade texane d’environ 4 000 habitants, une explosion suivie d’un incendie a tué plus de 18 000 vaches laitières de races Holstein et Jersey. Pour visualiser ce chiffre, imaginons ces 18 000 vaches marchant l’une derrière l’autre, à raison de 3 mètres par vache et à une vitesse de 6 km à l’heure : la bovine procession s’étirerait sur 54 kilomètres et durerait 9 heures. Certains journaux ont relaté la catastrophe, d’autres non, l’espace réservé aux « faits divers » étant déjà occupé par les fusillades dans les écoles américaines ou dans d’autres lieux publics. Un site d’information en ligne qualifiait l’événement de « désastre horriblement normal » dans une décennie où plus de 6,5 millions d’animaux d’élevage intensif, principalement de la volaille, ont péri dans des incendies.
Ce désastre m’a incité à explorer les données les plus récentes concernant la maltraitance animale et d’y consacrer cette chronique. Par une heureuse synchronicité, la chaîne Arte diffusait, le 14 mars 2023, un documentaire de 1 h 40 min réalisé par Caroline du Saint et Damien Vercaemer, intitulé « L’usine des animaux », titre qui évoque tout en l’actualisant « La ferme des animaux » de George Orwell. Il ne s’agit plus, en effet, à cette échelle, de fermes d’élevage, mais d’usines de production animale.
J’ai préféré ne pas regarder les images de ce film que je devinais insoutenables et écouter seulement la bande sonore tout en prenant des notes. En voici tout d’abord le résumé officiel : « Chaque année, 70 milliards de bêtes sont abattues au terme d’une vie de souffrance. Entre un éclairage historique et la réalité crue des élevages industriels, cette enquête décrypte les rouages d’un système qui a transformé les animaux en marchandise. De la naissance jusqu’à la mort, la vie des animaux d’élevage est placée sous le sceau de la cruauté. Sélectionnés génétiquement pour produire plus, vaches, poulets et porcs sont mutilés, enfermés dans des cages individuelles ou entassés dans des enclos, sans lumière ni possibilité de mouvement, avant d’être tués à la chaîne. »
Comment en est-on arrivé là ? Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le développement de la motorisation et des produits chimiques révolutionne le monde agricole. Encouragée par les pouvoirs publics, l’industrialisation de l’élevage entame sa progression vertigineuse. Deux tiers des petites exploitations françaises ont ainsi disparu en moins de cinquante ans. À l’échelle mondiale, quatre multinationales aussi puissantes que méconnues (JBS, Tyson, Cargill, WH Group) se partagent plus de 80 % du marché de la viande grâce à leur mainmise sur la chaîne de production : bétail, matériel, nourriture, médicaments, abattoirs…
Affamées de profits, elles briguent sans cesse de nouveaux marchés, y compris dans les pays de tradition végétarienne, comme le Viêtnam, où d’impressionnantes villes-usines surgissent dans les campagnes. Partout, les industriels veillent à tenir la souffrance animale hors de la vue des consommateurs, tout en s’appuyant sur des publicités mensongères montrant des bêtes élevées à l’air libre, heureuses de se sacrifier.
Les activistes, de leur côté, risquent des sanctions en s’introduisant dans les exploitations. En France, l’association L214 a néanmoins contribué à l’interdiction du broyage des poussins en diffusant des images du massacre. Des États-Unis à la Chine en passant par la Pologne, Caroline du Saint dévoile, au fil d’images sidérantes captées dans les allées des usines, l’envers du décor, qui concerne 80 % des animaux que nous consommons. Recueillant les témoignages d’éleveurs, de chercheurs (historien, sociologue, économiste…) et de militants de la cause animale (la directrice de L214 Brigitte Gothière, le lanceur d’alerte James Keen, ancien vétérinaire au Centre américain de la recherche sur la viande…), elle montre comment les multinationales, les gouvernements, les scientifiques et les consommateurs ont fabriqué ou permis ce système, dans lequel la violence est devenue la norme, et les animaux, de simples marchandises soumises aux lois du marché ».
Un producteur californien, fier propriétaire d’une usine de 4 000 vaches laitières identiques et génétiquement sélectionnées y explique fièrement son système d’observation comportementale des bovins par des caméras reliées à un système d’intelligence artificielle qui lui a permis de constater qu’un facteur important dans la production de lait est la position allongée des vaches. Chaque minute, une image est analysée pour repérer les vaches allongées, celles qui mangent et celles qui sont debout. L’analyse des données a montré qu’une vache passant une heure de plus en position allongée produit 2 litres de lait supplémentaires par jour. Ce système permet donc d’intervenir au niveau du comportement des vaches de manière à maximiser le temps qu’elles passent allongées.
Un laboratoire « dernier-cri » situé au centre des installations prépare des embryons à partir des animaux les plus productifs dont la formule génétique est également vendue sur catalogue aux producteurs intéressés. Le fleuron de l’élevage est une vache « optimisée » qui produit 65 litres de lait par jour alors que la moyenne quotidienne aux États-Unis est d’environ 25 litres par vache laitière. Le record absolu appartient à Gigi, vache vedette du Wisconsin, avec 8 700 gallons de lait en 2016, soit une moyenne de 90 litres par jour. Les mamelles hyperstimulées développent-elles une inflammation ? Pas de problème, corticoïdes et antibiotiques y verront, et leurs résidus n’altèrent pas le goût du chocolat au lait. Lorsque la production d’une vache décline, on la « réforme », c’est-à-dire « on l’abat ».
En cas d’épidémie, peste porcine, grippe aviaire ou autre, et pendant la Covid, quand les abattoirs étaient fermés, l’abattage en masse a souvent eu lieu sur place : on ferme la ventilation pour que la température monte dans l’usine, on injecte de la vapeur pour accélérer le réchauffement, et après quelques heures de hurlements indescriptibles, la plupart des animaux meurent. Ceux qui bougent encore sont ensuite achevés par le personnel « bienveillant ».
Le broyage des poussins et canetons vivants et la pénalisation des regards indiscrets dans les abattoirs mériteraient plus qu’une ligne, mais il faut conclure et c’est à Vigny que revient le mot de la fin, tiré de « La mort du loup » : « Que j’ai honte de nous, débiles que nous sommes ».
Daniel Laguitton
Abercorn