Comme un château de cartes…
Un texte de Daniel Laguitton
Paru dans le numéro Automne/Fall 2017
Publié le : 21 août 2017
Dernière mise à jour : 30 octobre 2020
« Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés », un des vers les mieux connus de Jean de La Fontaine, est tiré de la fable « Les animaux malades de la peste », écrite à la fin du XVIIe siècle. Il fait écho aux terrifiantes épidémies de peste qui ont marqué l’imaginaire collectif depuis l’Antiquité. La « peste…
« Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés », un des vers les mieux connus de Jean de La Fontaine, est tiré de la fable « Les animaux malades de la peste », écrite à la fin du XVIIe siècle. Il fait écho aux terrifiantes épidémies de peste qui ont marqué l’imaginaire collectif depuis l’Antiquité. La « peste noire » ou « grande peste », la plus terrible de ces pandémies, eut, au XIVe siècle, un impact démographique mondial inégalé depuis. Entre 1347 et 1352, le nombre de morts en Europe fut de 25 à 30 millions, soit plus de 30 % des 85 millions d’habitants que comptait alors ce continent. À l’échelle mondiale, la grande peste fit de 75 à 100 millions de victimes, ce qui équivaudrait à plus d’un milliard de morts aujourd’hui ! La pandémie de grippe espagnole de 1918, parfois citée comme la plus meurtrière de l’histoire, fit environ 75 millions de morts en un an dans le monde, mais la population mondiale dépassait alors le milliard et demi d’habitants, plus de trois fois les 430 millions de 1300. Le SIDA, avec ses 25 millions de morts en 25 ans dans une population mondiale dépassant les 6 milliards, et le cancer avec ses 8 à 10 millions de décès annuels ne sont pas comparables à la peste noire. Seules s’en approchent en termes de virulence et d’impact psychologique collectif, bien que de manière très localisée, les épidémies de choléra et la flambée récente d’Ebola en Afrique de l’Ouest, avec leur taux extrême de contagion et de létalité.
Le schéma aujourd’hui mieux compris de propagation de la peste noire en situe la source dans le système digestif des puces, obstrué par la bactérie Yersinia pestis, ce qui les affame et les incite à mordre davantage. Les puces sautent sur des mammifères, notamment les rats, leur transmettant la bactérie, les rats sautent sur les navires où l’équipage est vite contaminé, et la peste saute ainsi de port en port pour se répandre dans le monde entier. L’épidémie amorcée en Extrême-Orient en 1334 est arrivée aux portes de l’Europe par la route de la soie lorsque les Mongols vinrent, en 1346, assiéger la ville portuaire de Caffa, en Crimée, alors aux mains des marchands génois. Pratiquant un des premiers exemples connus de guerre bactériologique, les assaillants y catapultent les cadavres de leurs pestiférés par-dessus les remparts de la ville, si bien que, quand le siège est levé, faute de combattants, les navires génois quittent le port avec leur cargaison mortelle… Constantinople, Messine, Alexandrie, Venise, Marseille, Bordeaux sont bientôt touchés et, un saut de puce à la fois, le « mal qui répand la terreur » déferle des ports vers les terres pour atteindre l’ensemble des pays du Levant, puis l’Italie, le Maghreb, le Portugal, l’Espagne, la France, l’Angleterre, le Danemark, l’Allemagne, la Scandinavie, la Russie, etc.
D’aucuns diront peut-être « Dieu merci, c’est du passé, nous sommes aujourd’hui à l’abri de telles catastrophes… »
En réalité, une catastrophe plus mortelle encore que la peste noire est en cours à l’échelle mondiale dans les océans où le phytoplancton, une population très diversifiée de bactéries et d’algues invisibles à l’œil nu, constitue la base de la chaîne alimentaire et produit une grande partie de l’oxygène atmosphérique. Or, des études scientifiques récentes montrent que la biomasse de phytoplancton a connu un déclin d’environ 1 % par an depuis un demi-siècle, ce qui, compte tenu du fait qu’il s’agit du premier maillon de la chaîne alimentaire océanique, répand dans les océans une famine plus mortelle encore qu’autrefois la peste sur les continents. Les causes en sont le réchauffement climatique, la pollution et l’acidification des océans, toutes découlant de l’activité humaine. Par effet domino, la disparition de la moitié de l’aliment de base de la vie marine, combinée à une surpêche soutenue par des technologies de plus en plus intrusives et sans cadre juridique efficace, produit un effondrement en série des espèces marines à un rythme tel que l’on prévoit la disparition des espèces exploitées commercialement avant le milieu de ce siècle.
La biodiversité mondiale s’effondre sous nos yeux indifférents comme un château de cartes, car sur les continents la situation n’est pas plus reluisante et la perte d’habitats sauvages sous la poussée du « progrès » est telle qu’une espèce végétale ou animale disparaît aujourd’hui toutes les quinze minutes ! Les scientifiques d’universités prestigieuses annoncent, données à l’appui, que la sixième extinction de masse est en cours à l’échelle planétaire, mais cela ne semble pas particulièrement troubler l’alpha-prédateur.
D’aucuns, pour se donner bonne conscience, vont jusqu’à invoquer certains passages de la Bible, comme ce verset souvent cité de la Genèse dont on a perdu le sens : « Puis Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre » [Gen. 1-26].
Dans Alliance de feu, Annick de Souzenelle, écrit à ce sujet que le verbe hébreu traduit par « dominer sur » exprime la notion de « descente ». « Nul ne pourra dominer sur… qui ne sera descendu dans… Il ne s’agit nullement ici de la domination telle que nous l’entendons en projetant sur l’ordre divin notre mental primaire, non purifié ; il s’agit d’une intégration des énergies (poissons – oiseau – bétail, etc.) préalablement pénétrées, “épousées”, et “nommées” […]. Ceci implique un rapport d’épousailles, et non de force, selon une qualité d’amour… » Pour mémoire, le verbe « dominer » a pour racine « domus », la maison ; « domicile » et « domestiquer » en sont dérivés. Dominer, c’est habiter la maison commune, et non la vandaliser.
Réapprendre à conjuguer le verbe « dominer » en descendant humblement de manière conviviale dans la maison commune serait une bien belle manière de redéfinir le progrès.