Somnolence démocratique

Un texte de Daniel Laguitton

Paru dans le numéro

Publié le : 2 juin 2025

Dernière mise à jour : 2 juin 2025

 

Le pire fléau d’une démocratie reste l’abstention de voter : l'abstentionnisme délibéré est un renoncement au privilège de vivre dans une démocratie.

«Quand ils sont venus chercher les socialistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas socialiste. Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste. Quand ils sont venus chercher les Juifs, je n’ai rien dit, je n’étais pas juif. Puis, ils sont venus me chercher. Et il ne restait personne pour protester. » 

démocratie vote
Miguel Villalba Sánchez (Elchicotriste), dessinateur, illustrateur, caricaturiste, muraliste et psychologue clinicien espagnol.

Cette citation de Martin Niemöller (1892-1984), pasteur luthérien allemand qui a connu les camps de concentration, souligne les conséquences parfois dramatiques de la passivité citoyenne. « Protester » vient du latin pro qui signifie « pour, en faveur de » et testis qui signifie « témoin ». Protester, c’est à la lettre « témoigner pour », souvent confondu avec « contester » qui veut dire « témoigner contre ». 

La composante de base de toute « démocratie » (de demos et kratos = pouvoir du peuple) est la tenue d’élections libres par lesquelles le peuple s’exprime en matière de gouvernance. Si cet instrument démocratique est sujet à la manipulation par l’argent, l’intimidation, la désinformation et même le tripatouillage des urnes, le pire fléau d’une démocratie reste l’abstention, refus de participer qui ne doit pas être confondu avec le vote blanc (bulletin vierge ou enveloppe vide), ou le vote nul (bulletin non conforme). L’abstentionnisme délibéré est un renoncement au privilège de vivre dans une démocratie, et ses conséquences peuvent être dramatiques comme le montre l’exemple qui suit. 

En 2024, plus de 2 milliards d’électeurs ont eu l’occasion de voter à travers le monde : États-Unis, Inde, Mexique, Afrique du Sud, Parlement européen, etc. Cette année record est malheureusement aussi l’année où l’abstentionnisme a mis la démocratie sur la liste des espèces menacées. Le taux de participation à une élection est généralement calculé en divisant le nombre total de votes exprimés (valides ou non) par le nombre d’électeurs inscrits sur les listes électorales, mais le vrai taux de participation est la proportion de personnes ayant qualité d’électeur (âge, état civil, etc.) qui ont effectivement voté. L’abstentionnisme chronique qui consiste à ne pas même s’inscrire sur les listes électorales fausse souvent le calcul du taux de participation qui atteint rarement 70 % et est en réalité souvent plus proche de 60 %, voire de 50 % dans les démocraties bien établies. Cela signifie qu’au moins une personne sur trois est en retrait du processus démocratique alors que ce retrait pèse souvent plus lourdement sur le résultat d’une élection que la voix des électeurs. 

Imaginons, par exemple, une élection dont le vainqueur obtient 50 % des voix exprimées et où le taux de participation est de 60 %. Cet élu n’a, en réalité, obtenu l’appui que de 50 % x 60 % = 30 % des électeurs. Sur dix électeurs, trois ont donc voté pour lui, trois ont voté pour d’autres puisqu’il n’a obtenu que la moitié des suffrages, et les QUATRE qui ne se sont pas exprimés constituent la véritable majorité (à proprement parler « silencieuse ») qui a déterminé l’issue de cette élection. Le plus grand déni de démocratie se situe donc souvent chez les citoyens eux-mêmes dont la seule urne qu’ils auront fréquentée est parfois celle qui recueillera leurs cendres. 

Qui dit participation dit aussi responsabilité et vigilance, car si le mot démagogie désignait en grec l’art de conduire les peuples, il est rapidement devenu synonyme de manipulation populiste. C’est pour souligner l’importance de cette vigilance et non pour dénigrer le processus démocratique que j’ai composé la fable ci-dessous.

Les moutons 

étaient endormis…

Un vieux loup qui passait par là

Poussé par un fort appétit

Sans ambages les réveilla.

« Amis moutons, élisez-moi

Je serai votre chien de garde

Le protecteur de votre toit

Quand le sort contre vous s’attarde.

Vous dormirez alors en paix

Sans craindre pour votre toison ! »

Aussitôt dit, aussitôt fait

Le loup remporta l’élection.

L’effet ne se fit pas attendre

De la laine il n’avait que faire

Mais des agnelets la chair tendre

Était une tout autre affaire. 

« Honni sois-tu vil rejeton

Qui profites ainsi de nos votes

En brandissant le grand bâton

Que tu cachais sous des carottes ! »

Le nouveau cycle d’élections

Vit un renard faire sensation. 

« Pauvres moutons, gémissait-il

S’adressant aux plus affligés,

En prenant pour chef un goupil

Vous serez enfin ménagés

Vous dormirez à votre guise

Sans craindre pour vos tout petits

Du loup rejetez donc l’emprise

Et le gargantuesque appétit. »

Sa victoire fut magnifique

Mais le renard sitôt élu

Sortit de son antre une trique

Et rossa les moutons tant et plus.

« Pauvres de nous, dirent les bêtes,

Après le loup, c’est un goupil

Qui se paie de notre tête : 

Élisons un berger moins vil ! ».

Pendant que les moutons devisent

Par les deux compères accablés, 

Le loup et le renard se disent

« Unissons-nous, faisons la paix ! »

Et ils s’en vont chez le coyote

Pour lui proposer un marché :

« L’habit de chef, cher patriote

Nous le savons, te conviendrait !

Fais-toi élire, nous t’aiderons

Ils t’appelleront bientôt Sire

Tu seras le roi des moutons ».

Quand vint le temps d’un nouveau vote

Le coyote se présenta

Sous les habits d’un Don Quichotte

Suivi de deux Sancho Panza.

Les moutons lui firent un triomphe

Enfin la paix, enfin la joie

La quiétude, la vie sans ombre

Le rêve de tout ovidé, quoi !

Évidemment, nos trois compères

Voyaient l’avenir autrement

Loup prend l’agneau, renard la mère,

Et le coyote à pleines dents

Inflige à la gent moutonnière

Un carnage sans précédent…

Une morale, la fable exige :

Se choisir un représentant

La gent moutonnière oblige

À garder un œil vigilant

Pour démystifier les promesses

Les carottes et les bonbons

Les masques et les fausses fesses

Des maîtres de la séduction.

Mouton, ô toi qui désespères

Et bêles devant l’affliction

Choisis sagement ta bergère

Quand vient le jour des élections.

Un président, député ou maire 

Choisis en dormant ont un prix

Et c’est trop souvent en galère

Que finissent les bergeries.

Daniel Laguitton, Abercorn