Un long fil d’Ariane
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Un texte de Daniel Laguitton
Paru dans le numéro Printemps/Spring 2025
Publié le : 19 février 2025
Dernière mise à jour : 19 février 2025
Lecteur, le journal que tu as entre les mains réunit trois composantes dont deux, le papier et l’encre, sont matérielles et visibles, alors que la troisième, comme c’est souvent le cas pour l’essentiel, est invisible pour les yeux : il s’agit du travail de l’éditrice et rédactrice en chef qui coordonne les contributions d’au moins une…

Lecteur, le journal que tu as entre les mains réunit trois composantes dont deux, le papier et l’encre, sont matérielles et visibles, alors que la troisième, comme c’est souvent le cas pour l’essentiel, est invisible pour les yeux : il s’agit du travail de l’éditrice et rédactrice en chef qui coordonne les contributions d’au moins une centaine de collaborateurs — auteurs, annonceurs, correcteurs, graphistes, imprimeurs, livreurs, etc. — pour produire chaque numéro du journal.
Attardons-nous un peu sur ces trois composantes, en commençant par celle qui se voit le moins. Pour chaque parution du journal, plusieurs centaines d’interactions sont nécessaires, les unes en personne, d’autres par téléphone ou par courriel. Les étapes à franchir sont en effet nombreuses. Tout commence par une planification générale annuelle des quatre numéros trimestriels dont chacun nécessitera une longue série d’interventions comprenant un plan de production (date de tombée, calendrier d’impression et de distribution), la sollicitation des collaborateurs, la réception des articles et des contenus publicitaires, la révision et la correction des textes, le choix et la calibration des illustrations, l’optimisation de la mise en page et, pour couronner le tout, la composition du calendrier des évènements régionaux avec ses renvois aux divers articles et encarts publicitaires, une tâche qui demande une profusion de données de sources multiples et constitue un véritable « travail de moine ». Il faut aussi préparer la maquette d’impression, coordonner l’envoi à l’imprimeur, assurer le transport et la réception des 10 000 exemplaires du journal (9 000 pour les éditions du printemps et d’hiver) et en planifier la distribution. Environ 6 500 exemplaires sont expédiés par la poste aux résidents d’Abercorn, Dunham, Frelighsburg, Stanbridge East, Sutton et West Brome, alors que les 2 500 à 3 500 exemplaires restants sont déposés en liasses à plus de 100 points de libre-service (bureaux d’information et sites touristiques, établissements d’hébergements, restaurants, commerces, bibliothèques, etc.) dans les six municipalités mentionnées ci-dessus, auxquelles s’ajoutent Bedford, Bromont, Cowansville, Lac-Brome et Saint-Armand. Il faut également produire la version électronique accessible en ligne (www.journalletour.com) et, bien évidemment, administrer judicieusement le tout de manière à assurer la viabilité de cette publication distribuée gratuitement dans toute la région depuis plus de quarante ans ! Devant un tel accomplissement, deux mots viennent en tête : « Bravo et merci ! »
Penchons-nous maintenant sur les deux composantes visibles du journal que sont le papier, l’encre. Le papier, qu’il soit recyclé ou non, est à base de fibres végétales, le plus souvent d’origine forestière, et sa fabrication met en jeu une palette de produits de l’industrie chimique, ainsi qu’un effort humain considérable. Même chose pour l’encre, matériau complexe d’origine végétale ou minérale (hydrocarbures), dont la fabrication requiert divers produits de l’agriculture et/ou de l’industrie pétrolière et chimique, ainsi qu’un effort humain tout aussi impressionnant.
L’équipement moderne utilisé pour la fabrication du papier et de l’encre est tellement complexe que, pour simplifier cette réflexion sans la dénaturer, il suffit d’imaginer que les arbres destinés à la fabrication du papier sur lequel est imprimé ce journal ont été récoltés par un bûcheron muni d’une « simple » hache. Sachant qu’il faut en moyenne environ 17 arbres pour produire une tonne de papier, et que chaque exemplaire du dernier numéro du journal Le Tour, tiré à 9 000 exemplaires, pesait 141 gr., cela représente 1269 kg de papier, ce qui signifie que notre bûcheron a dû abattre 22 arbres. Le manche de sa hache provenait évidemment d’un autre arbre, et la fabrication de son fer de hache avait nécessité l’exploitation d’une mine de fer, ainsi que le travail de mineurs, de transporteurs, de métallurgistes et d’un forgeron, ainsi qu’une multitude d’autres contributions humaines, animales et végétales, directes et indirectes, sans oublier la consommation d’électricité et de combustibles fossiles comme le charbon, le gaz naturel et le pétrole. Ce dernier, auquel sa texture huileuse et sa présence dans des formations géologiques a valu le nom de petrae oleum, huile de pierre, est en effet produit par la lente fossilisation de végétaux, de bactéries et d’animaux microscopiques aquatiques ou terrestres au fond des océans, des lacs et des deltas, si bien que chaque goutte d’essence ou chaque bulle de gaz naturel consommée relie également la fabrication du fer de hache et celle de l’encre à des millions d’années d’histoire de la Terre, bien avant l’apparition des premiers humains. À ces derniers, nous devons aussi l’acquisition et la transmission du savoir-faire requis dans toutes ces techniques, notamment depuis l’âge du bronze et l’âge du fer.
En bref, chaque exemplaire de ce journal nous relie à la genèse de la planète Terre, il y a près de quatre milliards d’années, genèse qui, elle-même…
Au gré de sa fantaisie, chacun peut donc, sans risque de se tromper, remonter ce long fil d’Ariane et imaginer, par exemple, que quelques-uns des arbres dont les fibres composent cette page ont été « semés » par un écureuil, ou que leur graine est tombée du ciel dans la fiente d’un oiseau de passage, ce qui exige de tenir compte de toute l’évolution de la biosphère et de son émergence des océans : amphibiens, reptiles, mammifères, oiseaux, sans oublier le « drôle de moineau » qui, sous le pseudo d’Homo sapiens, aime tellement se croire au-dessus du panier.
Pour conclure : en prêtant l’oreille, lecteur, seulement en prêtant l’oreille, au bout de ce voyage entre les lignes et les pages, tu entendras peut-être craquer la coquille du mystérieux œuf cosmique que les amateurs de feux d’artifice préfèrent appeler Big Bang. Les mots de William Blake prendront alors tout leur sens : « Voir le monde entier dans un grain de sable et le paradis dans la fleur des champs, tenir l’infini au creux de sa main et l’éternité dans quelques instants ».
Daniel Laguitton
Abercorn