Un siphon, phon, phon…
Un texte de Daniel Laguitton
Paru dans le numéro Hiver/Winter 2024-25
Publié le : 4 novembre 2024
Dernière mise à jour : 8 novembre 2024
L’outre gonflée des savoirs de l’humanité est en train d’être soutirée vers une citerne appelée « intelligence artificielle ».
L’outre gonflée des savoirs de l’humanité est en train d’être soutirée vers une citerne appelée « intelligence artificielle », IA pour les intimes. Quelques années encore, et le plus érudit aura l’air d’un dernier de classe devant une puce électronique capable d’effectuer des milliards d’opérations par seconde.
Précisons d’emblée que le sens du mot « intelligence » n’a jamais été aussi superficiel que dans cette nouvelle citerne. Dérivé du latin : « inter-legere », qui signifie « choisir/lire entre », l’intelligence est une faculté qui exige une capacité de pénétration au-delà des apparences. C’est pourquoi, l’intelligence étant couramment réduite au champ superficiel du savoir empirique, d’autres acceptions du mot ont été développées en y adjoignant le nom des domaines auxquels on l’applique. On parle ainsi d’intelligence émotionnelle, musicale, corporelle, interpersonnelle, naturaliste, etc. Les critiques de ces dérogations à l’intelligence technocratique normative ne manquent pas, en particulier, nul ne s’en étonnera, dans les milieux de la psychologie dite « scientifique ».
Mais revenons au soutirage de l’outre des savoirs de l’humanité vers la citerne IA. Il s’accompagne de toutes les dérives possibles. Les prédateurs numériquement alphabétisés ne manquent évidemment pas l’occasion d’exploiter les premières gouttes de la citerne IA pour en tirer profit dans la multitude des applications plus perverses qu’utiles que l’on sait.
Au lieu de nous enthousiasmer pour les applications utiles de l’intelligence artificielle ou de nous apitoyer sur ses applications perverses, penchons-nous plutôt sur l’outre de savoirs qui se vide, c’est-à-dire sur une humanité qui n’aura bientôt plus la primauté en matière de savoirs et d’intelligence rationnelle et sera placée sous le dictat des algorithmes. Cette situation ressemble à celle d’un nouveau retraité désemparé par la perte du pouvoir associé à son savoir, ou à celle du professionnel congédié parce qu’une machine « intelligente » a rendu son poste redondant. La grande différence est toutefois que, dans le cas de l’IA, il ne s’agit pas d’un individu isolé, mais de tranches importantes de l’humanité.
À quel séisme social doit-on s’attendre lorsque la quasi-totalité des diverses facettes de la vie en société, les démarches civiques, la réponse aux questions philosophiques aussi bien que pratico-pratiques seront l’apanage de machines dites « intelligentes » ?
L’intense soutirage de savoirs et de données en tout genre, souvent avec notre participation aussi active qu’inconsciente, ne fait que commencer. Noam Chomsky a qualifié l’intelligence artificielle de « plus grand vol de propriété intellectuelle de tous les temps ». Il eût été plus exact de parler du plus grand vol d’identité de l’histoire puisque l’objectif est de cloner non seulement le savoir, mais aussi le comportement des êtres humains pour l’injecter dans des robots auxquels on s’efforce de donner une morphologie humanoïde pour ne pas trop déstabiliser ses futurs utilisateurs et ainsi réécrire la Genèse : « Et Homo-Deus les créa à son image ».
Deux grandes avenues s’ouvrent à l’Homo sapiens dépouillé de son titre de roi de la basse-cour : sombrer dans la dépression et la perte du goût de vivre ou s’intéresser aux profondeurs de son être qu’un matérialisme niveleur et déshumanisant lui avait presque fait oublier. Autrement dit, réapprendre que l’intelligence est l’art de lire entre les lignes de l’évidence pour accéder à l’essentiel invisible pour les yeux.
Aussi critiquable qu’ait été l’engouement de Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) pour le progrès techno-scientifique « à tout prix », même au prix de la dévastation du monde naturel ou du recours à un eugénisme à la Frankenstein, le savant jésuite nous a laissé un schéma d’évolution qui peut répondre, dans ses grandes lignes, aux besoins de notre outre devenue plate comme une peau de chagrin.
Se basant sur son observation de l’évolution, qu’en tant que géologue et paléontologue il avait étudiée en profondeur, Teilhard de Chardin s’est livré à une extrapolation audacieuse pour son temps par laquelle il entrevoyait l’émergence, autour de la biosphère, d’une sphère de savoir qu’il a appelée la noosphère [du grec noos qui désignait à la fois la faculté de penser, l’âme et le cœur].
Le tissu de connexions fort justement appelé la « toile » [ou le Web], qui permet aujourd’hui à quiconque et en tout point de la planète d’interroger la citerne IA et d’accéder à l’état actuel du savoir scientifique, philosophique ou pratique, ressemble étonnamment à un embryon de cette noosphère.
Le modèle de Teilhard de Chardin va plus loin et imagine qu’en se développant, la noosphère induira une « intersympathie planétaire » dont on croit discerner l’amorce dans les nouveaux rapports conviviaux que permet la communication instantanée et visuelle entre des êtres humains séparés par des milliers de kilomètres.
Poussant son extrapolation d’un cran, Teilhard voyait cette frange de sympathies bilatérales se « feutrer » en faisant de la noosphère une sphère de sympathie universelle accompagnée d’une « forme encore insoupçonnée de sens de l’espèce ». Autrement dit, il entrevoyait un être humain évolué devenu membre solidaire d’une communauté planétaire intégrée, un humain qui penserait « nous » avant de dire « je ».
« Optimisme délirant », diront certains. Peut-être, mais il est clair qu’à court terme la vision de Teilhard de Chardin n’a rien d’optimiste :
« Et ici qu’on m’entende bien. Lorsque je parle d’humanité unanimisée, ce à quoi je pense n’a rien de commun avec une sorte d’euphorie confortable et vertueuse. […], L’humanité passera donc probablement demain ; soit dans son effort pour définir et formuler l’unité qui l’attend, soit dans le choix et l’application des moyens les plus appropriés pour y atteindre, par des conflits intérieurs plus violents encore que ceux que nous connaissons. Mais ces phénomènes de tension, justement parce qu’ils se développeront en un milieu humain beaucoup plus fortement polarisé vers l’avenir que nous ne pouvons encore l’imaginer, ont grand-chance de perdre la stérile amertume particulière à nos luttes présentes ».
Attachons donc nos ceintures, l’accouchement de ces sympathiques et sympathisantes générations futures sera long et douloureux.
Pendant que les sangsues technocratiques d’une variété d’intelligence aussi artificielle que superficielle siphonnent les banlieues de notre identité, préparons donc cet avenir que nous ne verrons pas en nous rappelant que la crème de la crème en chacun de nous, comme la lie d’un vieux vin, dort tout au fond.
Daniel Laguitton
Abercorn