La recette de la joie
Un texte de Daniel Laguitton
Paru dans le numéro Hiver/Winter 2019
Publié le : 25 novembre 2019
Dernière mise à jour : 30 octobre 2020
Si Einstein ressuscitait, il serait sans doute surpris du nombre de citations qui lui sont faussement attribuées. Le culte de la personnalité et de l’image dicte en effet aujourd’hui que pour qu’une maxime attire l’attention, elle doit, comme un vêtement à la mode, porter une griffe prestigieuse. Le nom de l’illustre savant est donc tout…
Si Einstein ressuscitait, il serait sans doute surpris du nombre de citations qui lui sont faussement attribuées. Le culte de la personnalité et de l’image dicte en effet aujourd’hui que pour qu’une maxime attire l’attention, elle doit, comme un vêtement à la mode, porter une griffe prestigieuse. Le nom de l’illustre savant est donc tout indiqué pour mettre en valeur des formules qui ne seraient pourtant pas moins sages sans cette contrefaçon.
En voici un exemple : « C’est pure folie que de faire sans arrêt la même chose et d’espérer un résultat différent ». Couramment attribuée à Einstein, cette « citation » n’est, selon les experts, nulle part dans ses écrits. Elle vient plutôt des thérapies liées à l’alcoolisme et aux toxicomanies où elle illustre le lien entre la répétition d’un comportement toxique et ses conséquences néfastes. Earnie Larsen, auteur américain bien connu dans ce domaine, disait de façon plus percutante encore : « If nothing changes, nothing changes », c’est-à-dire « si l’on n’élimine pas l’habitude toxique de base, ses conséquences continueront ». On peut changer de conjoint(e), d’emploi ou d’adresse, manger des brocolis bio et faire tous les matins une salutation au soleil, tant que l’on pratique une manie toxique, on doit composer avec ses conséquences.
L’attachement à l’argent, à la propriété et au prestige est l’obsession qui fait de nous des accros au matérialisme : tant que la structure et le dynamisme de nos sociétés dites « développées » reposeront sur cette fixation, ses conséquences désastreuses seront inévitables. « Accros » est bien le mot, en effet, lorsqu’en dépit de l’évidence de son impact insoutenable sur « notre » planète (est-elle vraiment à nous ?) la pensée dominante qui continue de structurer l’économie mondiale reste une idolâtrie de la « croissance économique » que nous appelons « progrès ». « Est-ce assez ? Dites-moi : n’y suis-je point encore ? — Nenni. — M’y voici donc ? — Point du tout. — M’y voilà ? — Vous n’en approchez point. » La chétive pécore s’enfla si bien qu’elle creva. » L’ambitieuse grenouille de La Fontaine est une caricature ô combien pertinente de notre obsession du « plus » !
Lorsque notre empreinte écologique globale exige cinq planètes pour fournir de manière renouvelable les ressources que nous consommons, la réduire à trois planètes reporte peut-être de quelques générations l’explosion de la grenouille consumériste, mais ne l’évite pas. Pour être viable, une civilisation doit se satisfaire des ressources renouvelables de la Terre mère.
Lorsqu’en 1972, à l’initiative du Club de Rome, a été publié le rapport Meadows intitulé « Halte à la croissance ? », au lieu d’y voir une autre manière de dire « C’est pure folie que de continuer à consommer les ressources non renouvelables de la Terre et d’espérer qu’elles ne s’épuiseront pas », les grands fournisseurs de la foire consumériste ont préféré tirer à boulets rouges sur tel ou tel point faible des données du rapport. Pire, comme des gloutons qui auraient pressenti que leur assiette allait leur être retirée de sous le nez, les sociétés « développées » ont accéléré le rythme de leur consommation, confirmant ainsi que le consumérisme a toutes les caractéristiques de la toxicomanie telle que définie en quatre éléments par l’Organisation mondiale de la santé : 1) une envie irrépressible de consommer, 2) une tendance à augmenter les doses, 3) une dépendance psychologique et parfois physique, 4) des conséquences néfastes.
Au cours des cinquante dernières années, la Terre a subi un assaut dévastateur sans précédent qui l’a gravement atteinte dans tous ses aspects : épuisement des ressources naturelles de la géosphère, pollution de la biosphère, de l’hydrosphère, de l’atmosphère et même de la stratosphère. À peine nommée par Teilhard de Chardin en 1924, la noosphère, c’est-à-dire la couche pensante de la Terre, aujourd’hui largement harnachée par le réseau Internet, était déjà polluée par une pandémie de mensonges, de rumeurs et de dérives pathologiques. Au lieu du virage salutaire qu’aurait pu amorcer le rapport Meadows, c’est une amplification de l’envoûtement matérialiste et de toutes les agressions contre la Terre qui s’est produite.
Aux critiques d’un ordre établi, on a tendance à demander des alternatives et des solutions, comme si tout diagnostic exigeait une guérison. Une civilisation se prête mal au virage en épingle à cheveux et vient un temps où changer de cap pour éviter l’écueil devient impossible. « Trop tard : la fin d’un monde et le début d’un nouveau » est le titre d’un livre paru chez Écosociété en 2017. Son auteur, Harvey Mead, leader en matière d’écologie et de développement durable au Québec et à l’échelle internationale y prône néanmoins un « optimisme opérationnel » seul capable de mobiliser l’effort communautaire massif requis pour jeter les bases de la reconstruction APRÈS l’effondrement. C’est par optimisme opérationnel que nous enfouissons avant l’hiver les bulbes qui fleuriront le printemps suivant et que nous plantons des arbres dont nous ne verrons pas les fruits. « Une autre fin du monde est possible », affirment pour leur part Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle dans un ouvrage paru aux éditions du Seuil en 2018 : ils y insistent sur le fait qu’un changement de cap passe nécessairement par un cheminement intérieur et une remise en question radicale de notre rapport individuel à la vie et au monde.
Une citation d’Einstein, authentique celle-là, conclura cette réflexion sur notre civilisation accro : alors qu’il donnait, en novembre 1922, une série de conférences au Japon et venait d’apprendre qu’il recevrait en décembre le prix Nobel de physique 1921 qui n’avait pas été attribué l’année précédente, redoutant sans doute la notoriété qui l’attendait, il remit en guise de remerciement à un coursier deux notes autographiées. La première disait : « Une vie tranquille et modeste apporte plus de joie que la recherche du succès qui implique une agitation permanente » ; la seconde citait en allemand l’équivalent de l’adage « Vouloir, c’est pouvoir ».
Si le bonheur intérieur brut (BIB), ne remplace pas le produit intérieur brut (PIB), nos sociétés devront se contenter du RIP d’un requiem pour une civilisation accro. Renoncer au règne de la quantité et renouer avec la joie du règne de la qualité, telle est bien la révolution individuelle et collective à réaliser pour redonner un sens à la notion pervertie de « progrès ».
Daniel Laguitton
Abercorn