Merci, grands-mères!
Un texte de Daniel Laguitton
Paru dans le numéro Été/Summer 2021
Publié le : 15 juin 2021
Dernière mise à jour : 15 juin 2021
Une société patriarcale où l’équité envers la femme fait encore débat est généalogiquement aveugle et condamnée à plus ou moins long terme.
La file d’attente est une expérience tellement courante de la vie moderne que toute une science s’est développée pour en optimiser les différents aspects : durée, confort physique et psychique, etc. Des thèses de doctorat parsemées de hiéroglyphes mathématiques y sont consacrées et une industrie prospère profite aujourd’hui des technologies numériques pour mettre sur le marché une variété de systèmes informatisés de gestion de files d’attente qui allient algorithmes complexes et considérations ergonomiques et esthétiques dernier cri. Professeur au prestigieux MIT, le « Dr Queue », ainsi surnommé à cause de sa spécialisation dans la gestion des files d’attente de supermarchés et non pour quelque singularité physiologique ou spécialité médicale, recommande toute sollicitation sensorielle susceptible de distraire le client qui attend, écrans de télévision inclus. Certains spécialistes préconisent même de miser sur notre besoin d’être rassurés en donnant à ceux qui attendent à la queue leu leu ou au téléphone, une estimation délibérément exagérée du temps d’attente de manière à ce qu’en arrivant au but plus tôt que prévu, ils aient l’impression d’avoir « gagné du temps ». Selon certaines études, l’Américain moyen passerait au moins deux années de sa vie à attendre en ligne, pour des loisirs, des voyages, une signature de livre, un pot de Nutella à prix d’aubaine, etc. La robotique s’en mêle, bien sûr, et certaines expériences ont déjà été menées où des centaines de robots contrôlés à distance à partir du téléphone « de leur maître » [comprendre : « de leur esclave »] lui gardent une place dans une file d’attente pendant qu’il fait la queue ailleurs… Robot attend aujourd’hui Godot.
Que nous évitions ou non les files d’attente, s’il en est une à laquelle nul n’échappe, c’est celle des générations. Qu’on se rassure toutefois, elle est beaucoup moins longue qu’on pourrait le penser.
Des études approfondies ont montré que dans une lignée matrilinéaire, c’est-à-dire une filiation généalogique constituée uniquement de femmes, la durée moyenne d’une génération est d’environ 29 ans contre 34 ans pour une lignée patrilinéaire. Avant que le cordon ombilical ne devienne chose du passé et soit remplacé par un gadget sans fil, livrons-nous donc à un petit exercice de visualisation qui consiste à imaginer qu’aucun cordon ombilical humain n’a jamais été coupé sur la planète Terre et que chacun d’entre nous est, par conséquent, relié à sa mère, cette dernière à la sienne, et ainsi de suite jusqu’à la « nuit des temps ». Pour garder les choses simples, datons cette lointaine préhistoire à 28 000 ans, époque où une vigoureuse jeune fille épousa l’homme de Cro-Magnon et lui donna des filles dans la chambre nuptiale somptueusement décorée de leur grotte familiale du côté de Lascaux.
À raison de 29 ans par génération féminine, madame Cro-Magnon est donc en tête d’une file d’attente d’environ 965 femmes commencée il y a 28 000 ans [28 000/29=965]. Tout homme contemporain, sans exception, est donc en dernière position d’une file d’attente de longueur équivalente composée exclusivement de femmes reliées par un cordon ombilical qui ont attendu avant lui leur retour en poussière. Toute femme contemporaine l’est aussi, sauf si elle a une fille. Avouons que 965 aïeules, ce n’est pas beaucoup quand on voit aujourd’hui des files d’attente beaucoup plus longues pour la sortie en magasin du dernier téléphone « intelligent » ou de la dernière plateforme de jeu.
Poursuivons cette visualisation en considérant qu’une file d’attente compte en moyenne 2 personnes par mètre (sauf en temps de pandémie). Cela signifie qu’une contemporaine de mémé Cro-Magnon est à moins de 500 mètres en avant de nous. Devant elle, le cordon non coupé plonge dans le ventre de Gaïa.
Mon arrière-grand-mère maternelle, Françoise Béchard (1831-1908), est donc à moins de 2 mètres devant moi. À moins de 10 mètres se trouve une contemporaine de Jeanne d’Arc (1412-1431), à 14 mètres une contemporaine d’Aliénor d’Aquitaine (1122-1204), d’Hildegarde Von Bingen (1098-1179) et d’Héloïse (1098-1164), à 26 mètres, une contemporaine de Théodora (500-548), impératrice de Byzance, à 35 mètres, une contemporaine de Cléopâtre et de Marie de Magdala, à 40 mètres, une contemporaine d’Olympias (375-316 av. J.-C.), la mère d’Alexandre le Grand, à 58 mètres, une contemporaine de Néfertiti (1370-1333 av. J.-C.), reine d’Égypte, à 80 mètres une contemporaine de la construction de la pyramide de Khéops… etc.
On me pardonnera d’arrêter ici cette énumération, car je ne vois plus rien en avant, même si, devant les 160 femmes qui me relient au temps des pyramides, il y en a encore plus de 800 dont je ne sais absolument rien sinon qu’elles me relient à une contemporaine de mémé Cro-Magnon.
La grande salle de la Maison symphonique de Montréal, avec ses 2 100 places assises, me permettrait d’y asseoir 60 000 ans de grand-mères ! À la salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts, je serais entouré de près de 3 000 aïeules dont la plus ancienne aurait presque 90 000 ans. Et si je voulais vraiment faire les choses en grand, même en temps de pandémie, à raison d’une grand-mère tous les 4 sièges, l’Arène du Centre Bell me permettrait d’y être entouré de mes aïeules remontant à plus de 150 000 ans, soit plus de 40 000 ans avant la dernière période glaciaire… raison de plus pour les inviter à un match de hockey sur glace.
Quelques leçons me semblent pouvoir être tirées de cette visualisation.
La première est qu’une société patriarcale où l’équité envers la femme fait encore débat est généalogiquement aveugle et condamnée à plus ou moins long terme ;
La seconde est que la courtoisie la plus élémentaire dicte de se soucier des sept générations qui viendront occuper, après nous, les quatre mètres suivants d’une file d’attente ;
La troisième est qu’à force d’ignorer le cordon ombilical de quelques centaines de mètres qui relie Lady Gaga à Lady Gaïa, nous nous exposons, acteurs et figurants que nous sommes dans la superproduction « Cosmos », à ce que la voix du réalisateur nous tombe du ciel un jour sur la tête et, dans un bruit de tonnerre, prononce le mot fatidique « Coupez ! »
Abercorn