Pandémie : on n’en sort pas
Un texte de Daniel Laguitton
Paru dans le numéro Été/Summer 2020
Publié le : 25 juin 2020
Dernière mise à jour : 30 octobre 2020
Avez-vous remarqué que depuis la mi-mars, il n’y a plus de guerres, plus de bateaux de migrants qui coulent dans la Méditerranée, plus de camps de réfugiés, plus de Rohingyas persécutés au Myanmar, plus d’endoctrinement des Ouïgours en Chine, plus de réchauffement climatique, plus de suppression des sacs de plastique à usage unique, etc. Un…
Avez-vous remarqué que depuis la mi-mars, il n’y a plus de guerres, plus de bateaux de migrants qui coulent dans la Méditerranée, plus de camps de réfugiés, plus de Rohingyas persécutés au Myanmar, plus d’endoctrinement des Ouïgours en Chine, plus de réchauffement climatique, plus de suppression des sacs de plastique à usage unique, etc. Un seul sujet mobilise les médias : la pandémie Covid-19 et ses deux chiffres fétiches : le nombre de nouveaux cas, et le nombre de morts. Un virus d’un dix-millième de millimètre aura donc réussi en quelques jours à prendre d’assaut la planète et à mettre à mal l’ordre social et économique des nations les mieux nanties et les plus prétentieuses.
Pour le psychologue Carl Jung, « Les crises, les bouleversements et la maladie ne surgissent pas par hasard. Ils nous servent d’indicateurs pour rectifier une trajectoire, explorer de nouvelles orientations, expérimenter un autre chemin de vie ». Comme toutes les pandémies de l’histoire, la Covid-19 est un révélateur du contexte social et politique où elle se produit et des forces de transformation qui y sont à l’œuvre, mais ce n’est que bien après ce genre de crises qu’on est en mesure d’en tirer les enseignements. Étant donné qu’au moment d’écrire ces lignes la crise déclenchée par le coronavirus n’en est qu’à une première phase sanitaire probablement bénigne par rapport à celles qui suivront, notamment sur le plan économique et sur le plan climatique, seules quelques grandes lignes de réflexion peuvent être proposées.
Première observation : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie ». C’est Paul Valéry qui la formulait en 1919 au sortir de la Première Guerre mondiale, un siècle avant Covid-19.
Deuxième observation : La réconciliation avec les peuples autochtones passe notamment par une reconnaissance de ce qu’ils ont vécu face aux nombreuses maladies (variole, choléra, fièvre jaune, peste, etc.) introduites parfois délibérément par les colons, et pour lesquelles ils n’avaient aucune immunité. La pandémie Covid-19 devrait alimenter, à cet égard, une meilleure compréhension.
Troisième observation : Si, comme le proposait Gandhi, on reconnaît le degré de civilisation d’un peuple à la manière dont il traite ses animaux, que dire de la manière dont il traite ses aînés ? Si, en ayant révélé le scandale des mouroirs technocratisés, la pandémie Covid-19 n’avait pour seule retombée que d’induire un changement radical de notre rapport à la vieillesse et à la mort, elle serait déjà une bénédiction.
Quatrième observation : Quand le profit passe avant la sécurité et le bon sens le plus élémentaire, les accessoires de protection sanitaire (masques, gants, etc.) se trouvent en Chine lorsqu’on en a besoin en Europe ou en Amérique. Entreposer les extincteurs à 20 000 kilomètres de la cuisine où on risque d’en avoir besoin n’est pas exactement ce que l’on peut appeler sage ou prudent, le mot absurdité vient en tête.
Cinquième observation : « Penser globalement, agir localement ». Ce souhait formulé par René Dubos lors du premier sommet de la Terre à Stockholm en 1972 est plus pressant que jamais devant la démonstration que l’esprit de clocher nationaliste, manifesté notamment par le piratage des masques et la monétarisation de la course aux vaccins est un poison. La vulnérabilité a rarement été manifestée de manière aussi globale à l’échelle de l’humanité et on peut espérer voir émerger simultanément des instances supranationales répondant au besoin de penser globalement, et des structures d’autonomie biorégionales à celui d’agir localement.
Sixième observation : La peste noire du 14e siècle est reconnue comme ayant joué un rôle important dans la formation de l’État moderne en permettant l’essor des monarchies lorsque l’ordre féodal morcelé s’est trouvé appauvri par l’incapacité des survivants de payer les droits féodaux aux seigneurs locaux. L’Église a également bénéficié de la peste pour étendre son pouvoir sur des masses traumatisées par leur confrontation à la mort. Le nouveau pouvoir qui risque d’émerger de la pandémie Covid-19 sera aux mains d’instances étatiques renforcées dans leur capacité de contrôler les individus et, avant tout, aux mains des grands joueurs du numérique, les Google et les Amazon de ce monde dont l’emprise sur notre quotidien est déjà un fait accompli.
Pour évacuer la pandémie de mon champ de pensée, par un bel après-midi de printemps, j’ai décidé d’aller ramasser les canettes en aluminium que j’avais remarquées dans les fossés en bordure du chemin Pinacle lors de promenades à pied. Équipé d’une paire de gants, d’un sac à ordures et d’une pique en métal, me voilà donc parti avec l’objectif de récolter tous les déchets solides des deux côtés du chemin sur une longueur de 200 mètres.
De retour quelques heures plus tard, je pus faire l’inventaire de ma récolte : 23 canettes de bière (8 Bud Light, 1 Compliments Blonde Lager, 1 Pabst Blue Ribbon, 1 Busch, 4 St-Ambroise Double IPA, 6 Budweiser, 1 Rolling Rocks Extra Pale, 1 Labatt Brava), 2 canettes de boisson gazeuse (1 Monster Energy, 1 Coca Cola), 5 bouteilles en plastique (1 Crush, 1 Coca-Cola, 1 Vitamin Water, 2 sans étiquette), 1 grand verre à boisson glacée Tim Hortons et un sac de croustilles, 32 articles en tout. Évidemment, cet échantillonnage n’a rien de scientifique, mais étant donné qu’il est très improbable que les 200 mètres que j’ai explorés soient, par hasard, les plus pollués des 18 km du chemin Pinacle, une grossière règle de trois suggère que près de 3000 contenants presque indestructibles pourraient se trouver dans les fossés le long de ce chemin bucolique. Et puisqu’il n’y a non plus aucune raison de penser que ce chemin a l’exclusivité des déchets jetés par la fenêtre de véhicules en marche, une extrapolation à l’échelle du réseau routier local et national donne un frisson.
Quand j’ouvris ma messagerie le soir même, une entrevue du journal Le Monde avec Philippe Descola, anthropologue et professeur au Collège de France m’y attendait sous le titre : « Nous sommes devenus des virus pour la planète ». Décidément, me suis-je dit, on n’en sort pas et aucun vaccin ne semble envisageable pour cette pandémie-là.
Daniel Laguitton
Abercorn