Parfaitement imparfait
Un texte de Daniel Laguitton
Paru dans le numéro Automne/Fall 2020
Publié le : 10 septembre 2020
Dernière mise à jour : 30 octobre 2020
«Parfait » signifie, à la lettre, « totalement fait ». N’est « parfait » que ce qui est accompli, parachevé. C’est sans doute pour cela qu’on n’approche jamais autant la perfection que dans son éloge funèbre. En français, le « plus-que-parfait » est le temps verbal qui indique qu’une action a été achevée avant une autre. Quant au moment présent, insaisissable arrêt…
«Parfait » signifie, à la lettre, « totalement fait ». N’est « parfait » que ce qui est accompli, parachevé. C’est sans doute pour cela qu’on n’approche jamais autant la perfection que dans son éloge funèbre. En français, le « plus-que-parfait » est le temps verbal qui indique qu’une action a été achevée avant une autre. Quant au moment présent, insaisissable arrêt sur image de l’impermanence, il est toujours parfait puisqu’accompli avant même qu’on ait pu le nommer.
Dans Terre des hommes, publié en 1939, Antoine de Saint-Exupéry se livre à une réflexion au sujet du perfectionnement technique rapide dont il est témoin et ses propos restent plus que jamais pertinents à l’ère des télécommunications, des robots et de l’intelligence artificielle :
« … la machine n’est pas un but : c’est un outil. Un outil comme la charrue. Si nous croyons que la machine abîme l’homme, c’est que peut-être, nous manquons un peu de recul pour juger les effets de transformation aussi rapides que celles que nous avons subies. Que sont les cent années de l’histoire de la machine en regard des deux cent mille années de l’histoire de l’homme ? […] C’est à peine si nous nous commençons d’habiter cette maison nouvelle que nous n’avons même pas achevé de bâtir. Tout a changé si vite autour de nous : rapports humains, conditions de travail, coutumes. Notre psychologie elle-même a été bousculée dans ses bases les plus intimes. Les notions de séparation, d’absence, de distance, de retour, si les mots sont demeurés les mêmes, ne contiennent plus les mêmes réalités. Pour saisir le monde d’aujourd’hui, nous usons d’un langage établi pour le monde d’hier. Et la vie du passé nous semble mieux répondre à notre nature, pour la seule raison qu’elle répond mieux à notre langage. Chaque progrès nous a chassés un peu plus loin hors d’habitudes que nous avions à peine acquises, et nous sommes véritablement des émigrants qui n’ont pas fondé encore leur patrie. Nous sommes de jeunes barbares que nos jouets neufs émerveillent encore. […] Ainsi dans l’exaltation de nos progrès, nous avons fait servir les hommes à l’établissement des voies ferrées, à l’érection des usines, au forage des puits de pétrole. Nous avions un peu oublié que nous dressions ces constructions pour servir les hommes. […] Il nous faut rendre vivante cette maison neuve qui n’a pas encore de visage. La vérité, pour l’un, fut de bâtir, elle est, pour l’autre, d’habiter. Notre maison se fera sans doute, peu à peu, plus humaine. La machine elle-même, plus elle se perfectionne, plus elle s’efface derrière son rôle. […] Il semble que la perfection soit atteinte non quand il n’y a plus rien à ajouter, mais quand il n’y a plus rien à retrancher ».
Quelques mois après la publication de Terre des hommes, en 1939, la Seconde Guerre mondiale embrasait la « maison neuve ». Exilé à New York et à Québec, Saint-Exupéry publie Le Petit Prince en avril 1943, un des 10 livres les plus vendus au monde qui est aussi son testament spirituel puisqu’un an plus tard, il disparaîtra en Méditerranée aux commandes d’un avion de reconnaissance. Qui ne s’est un jour identifié à l’aviateur en panne dans le désert, surpris de voir arriver un « petit bonhomme tout à fait extraordinaire » qui préfigure, au fil des pages, l’être humain qui a retrouvé son regard d’enfant ? Le chemin vers une maison « plus humaine » y est ardu et traverse des planètes habitées par un roi fantoche, un vaniteux, un ivrogne, un businessman et un fonctionnaire allumeur de réverbères. Ce portrait-miroir d’une humanité aliénée est complété au fil des pages par un aiguilleur et un marchand de pilules. Saint-Exupéry était de ceux qui, non seulement avaient les premiers vu la Terre d’en haut, mais il avait aussi observé les humains de près.
Que peut donc signifier « une maison plus humaine » ? À cette question posée récemment lors d’une interview radiophonique, la primatologue Jane Goodall répondait :
« […] je sais que nous faisons partie d’une évolution naturelle des formes vivantes tant nous avons de traits communs avec le règne animal. Ce qui nous a différenciés, c’est cet intellect auquel vous faisiez référence un peu plus tôt en parlant d’intelligence. Nous ne sommes toutefois pas vraiment une espèce très intelligente, n’est-ce pas, lorsque nous détruisons notre maison. C’est notre intellect qui nous en rend capables. Une invention vraiment stupéfiante au cours de l’évolution de l’intellect a été, à mon avis, le développement du langage pour communiquer entre nous. Je peux vous dire des choses que vous ne savez pas et vous pouvez me dire des choses que j’ignore. Nous pouvons aussi faire découvrir certaines choses à nos enfants sans que ces choses soient présentes. Cela nous a permis de poser des questions comme “Qui suis-je ?” “Pourquoi suis-je ici ?” “Quelle est la finalité de tout cela ?”. Je crois qu’un aspect de la nature humaine consiste à poser des questions, c’est une curiosité, une quête de réponses, mais nous comprenons aussi que, tout au moins sur cette planète, dans cette vie et sous cette forme vivante, il y a des questions auxquelles nous serons incapables de répondre. Je tends à être agacée quand j’entends des scientifiques déclarer “nous savons comment l’univers a commencé. Il a commencé par le Big Bang”. Vraiment ? Alors s’il vous plaît, dites-moi ce qui a conduit au Big Bang. Et ce que je trouve fascinant, c’est que de plus en plus d’intellectuels, des philosophes de la science, des physiciens et d’autres cerveaux brillants affirment qu’il est impossible que le hasard soit seul en cause. Quelle est l’intelligence qui sous-tend l’univers, qu’est-elle, qui est-elle — probablement qu’est-elle — je n’en ai pas la moindre idée, mais je suis absolument convaincue qu’il y a “quelque chose”. Et la recherche de ce quelque chose fait partie de ce que signifie “être humain” ».
Jane Goodall touche ici à ce que l’historien Ernest Kurtz appelait « la spiritualité de l’imperfection » ou « spiritualité de ne pas avoir toutes les réponses », une manière de vivre au diapason d’un cosmos mystérieux et de se savoir, comme lui, parfaitement imparfait et en perpétuel perfectionnement.
Daniel Laguitton
Abercorn