Vérités et évidences

Un texte de Daniel Laguitton

Paru dans le numéro

Publié le : 8 novembre 2023

Dernière mise à jour : 8 novembre 2023

 

Dans la  recherche du bonheur, l’on confond souvent « bonheur » et « plaisir » ou même « bonheur » et « soulagement ».

bonheur Daniel Laguitton

Depuis que la faculté de penser a émergé de la longue chaîne d’évolution de la matière, et qu’avec l’invention du langage et de l’écriture l’humanité a acquis la possibilité de dialoguer, les notions de « vérité » et de « réalité » n’ont cessé d’être débattues sans jamais se laisser enfermer dans des définitions absolues. Comment pourrait-il en être autrement lorsque les mots et les concepts sont des créatures du « mental », ce mécanisme cérébral aussi complexe qu’extraordinaire dont le nom est de la même famille que le verbe « mentir » ?

Jacques Prévert a magnifiquement écrit à ce sujet, notamment dans Il ne faut pas…, un court poème où il conclut : « Répétons-le Messssssieurs / Quand on le laisse seul / Le monde mental / Ment Monumentalement ». Dans un autre poème intitulé Fleurs et couronnes, il renchérit : « Les hommes sont devenus ce qu’ils sont devenus / Des hommes intelligents… / Une fleur cancéreuse tubéreuse et méticuleuse à leur boutonnière / Ils se promènent en regardant par terre / Et ils pensent au ciel / Ils pensent… ils pensent… ils n’arrêtent pas de penser… / Ils ne peuvent plus aimer les véritables fleurs vivantes / Ils aiment les fleurs fanées, les fleurs séchées / Les immortelles et les pensées / Et ils marchent dans la boue des souvenirs dans la boue des regrets […] Parce que / Dans leur tête / Pousse la fleur sacrée / La sale maigre petite fleur / La fleur malade / La fleur aigre / La fleur toujours fanée / La fleur personnelle… / … La pensée… »

S’il est vrai que « la beauté est dans les yeux de celui qui regarde », la vérité et la réalité sont assurément dans le mental de celui qui pense. Est-ce à dire que nous nageons dans une subjectivité généralisée et que le mental n’est pas un instrument absolument fiable ? En effet, mais le mot clé est ici « absolument », car dans le quotidien, en dépit de notre subjectivité individuelle, nous pouvons généralement nous entendre devant des évidences peu discutables comme « il pleut », « le soleil brille », « deux et deux font quatre », etc. Quand, dans Les Misérables, la maman de Cosette chante : « Les bleuets sont bleus, les roses sont roses », le consensus commence à s’effriter, car les goûts et les couleurs ne se discutent pas.

Un exemple célèbre de vérités dites « évidentes », bien que contestées dans maintes régions du globe, y compris au pays même où on les vénère, nous est donné dans la Déclaration de l’indépendance des États-Unis qui affirme : « Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : Tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par leur créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur ». 

Penchons-nous un instant sur cette « recherche du bonheur », quête universelle qui constitue aussi le thème central de toutes les publicités, et dont l’effet est d’autant plus séducteur que l’on confond souvent « bonheur » et « plaisir » ou même « bonheur » et « soulagement », comme dans l’histoire du psychiatre qui demande au patient couvert de bosses pourquoi il se frappe régulièrement la tête avec un marteau : « Docteur, si vous saviez comme cela fait du bien quand j’arrête ! »

Le bon « heur » est, à la lettre, le bon augure, c’est-à-dire une orientation de vie favorable. Généralement poursuivi comme un but à atteindre, il est plutôt une attitude qui engage l’être tout entier, ici et maintenant. « Rien n’empêche le bonheur comme le souvenir du bonheur » affirmait André Gide et le dramaturge Jacques Deval d’ajouter « le bonheur qu’on veut avoir gâte celui qu’on a ». N’avons-nous pas, en effet, tendance à situer l’élusif bonheur dans le passé ou dans l’avenir, et surtout de l’associer à quelque chose d’extérieur qui nous manque, alors qu’il est foncièrement une disposition intérieure ?

Deux courtes histoires valent à ce sujet tous les traités de philosophie. La première est celle d’un homme qui, un soir, aperçoit par la fenêtre son voisin agenouillé dans l’herbe sous le faisceau d’un lampadaire, semblant chercher quelque chose. L’ayant rejoint, il apprend que l’homme a perdu ses clés et, charitable, il se joint à lui sous le lampadaire pour passer ensemble le gazon au peigne fin… Les clés restant introuvables, l’aimable voisin pose bientôt la question : « mais êtes-vous bien certain que c’est par ici que vous avez perdu vos clés ? » « Non, répond l’autre, c’est plutôt là-bas, mais là-bas il n’y a pas de lumière ». 

La seconde histoire est tirée d’un conte hassidique raconté par Martin Buber. En voici une version simplifiée : Le rabbin de Cracovie rêve qu’un trésor est caché sur le pont Charles, à Prague. Le rêve est si puissant que, dès son réveil, le rabbin se met en route vers Prague et, dès son arrivée, il se rend au célèbre pont Charles qui enjambe la Moldau et conduit à Citadelle, et entreprend sa chasse au trésor. Une sentinelle le remarque et lui demande « que cherches-tu ? ». Sans révéler son identité, le rabbin lui répond : « Tu vas peut-être trouver cela étrange, mais j’ai rêvé qu’un trésor est caché sur ce pont, et je le cherche ». La sentinelle éclate alors de rire : « Quelle drôle d’idée, s’il fallait écouter nos rêves chaque fois qu’ils nous font miroiter un trésor, je serais personnellement en route vers Cracovie, car j’ai rêvé la nuit dernière qu’un trésor est caché dans la maison du rabbin, sous le plancher derrière le poêle ! ». À ces mots, le rabbin serre chaleureusement la main de la sentinelle et rentre précipitamment chez lui, s’empresse de soulever quelques planches derrière le poêle… et trouve le trésor. 

S’il est important de suivre ses rêves, y compris en prenant la route à la recherche du bonheur, il est tout aussi essentiel d’avoir dans ses bagages assez de discernement pour interpréter les signes au bord du chemin, en particulier ceux qui suggèrent de ne plus chercher au-dehors ce qui se trouve au-dedans, même si cela exige d’en chercher les clés dans l’obscurité.

Daniel Laguitton

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