Un pas en avant…
Un texte de Daniel Laguitton
Paru dans le numéro Été/Summer 2018
Publié le : 5 juin 2018
Dernière mise à jour : 30 octobre 2020
Si le passé n’est jamais garant de l’avenir, savoir d’où l’on vient n’en est pas moins utile pour avoir une idée de ce vers quoi on va. Cela vaut pour les individus comme pour les sociétés et le « Connais-toi toi-même » inscrit quatre siècles avant notre ère sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes semble…
Si le passé n’est jamais garant de l’avenir, savoir d’où l’on vient n’en est pas moins utile pour avoir une idée de ce vers quoi on va. Cela vaut pour les individus comme pour les sociétés et le « Connais-toi toi-même » inscrit quatre siècles avant notre ère sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes semble indiquer que ce constat ne date pas d’hier. S’ignorer soi-même en ignorant son histoire s’accompagne chez l’Homo sapiens d’un mal-être et d’une quête identitaire qui le rendent particulièrement vulnérable à une multitude d’échappatoires comme les modes vestimentaires ou culturelles, les manies et phobies en tous genres, les psychotropes, les mouvements politiques et idéologiques racoleurs, les carrières choisies parce qu’elles sont valorisantes aux yeux des autres, le prestige de l’uniforme, etc. En rendant identiques ceux qui le portent, l’uniforme ne renforce pourtant l’identité qu’au sens de similitude et, on le sait, l’habit ne fait pas le moine. L’attrait de tous les palliatifs identitaires est l’illusion qu’ils procurent d’être « in » alors qu’on se sent profondément « out ». L’adolescence est une période particulièrement vulnérable aux identités d’emprunt, mais elle n’en a pas l’exclusivité.
Ce qui est vrai pour les individus l’est aussi pour les mots : en révélant leur histoire, l’étymologie montre que certains mots signifient aujourd’hui le contraire de ce qu’ils voulaient originellement dire. Par exemple, si quelqu’un affirme que l’astronomie est sa « passion », comment, sans un peu d’étymologie, soupçonner que ce mot désignait à l’origine une souffrance comme dans « la Passion selon saint Matthieu » ?
Un mot qui résume à lui seul bien des aspirations individuelles et collectives est le mot « progrès » qui, sous le règne de la quantité, est devenu synonyme de « mieux », lui-même confondu avec « plus ». Il ne désigne pourtant qu’un pas en avant (du latin pro = devant et gradus = le pas), sans en préciser la direction ou la destination. Les maladies progressent aussi. Un progrès qui néglige l’éclairage du passé est une course tous feux éteints. « Nous sommes au bord du gouffre, avançons donc avec résolution » aurait écrit Sully Prudhomme (1839-1907), premier prix Nobel de littérature. Prudhomme peut-être, mais certainement pas prudent ! Connaître son histoire individuelle et collective, c’est allumer ses phares au lieu de foncer dans la nuit.
Maintes tentatives de comprendre le passé pour mieux entrevoir l’avenir ont conduit à des schémas cycliques de l’histoire, à l’image des cycles de la nature. En voici quelques exemples.
Selon la tradition hindoue, l’histoire du monde passe par quatre ères cosmiques (yugas) qui durent chacune plusieurs centaines de millénaires : 1) une ère béatifique ne connaissant ni haine, ni envie, ni peur ; 2) une ère ritualiste où le sang commence à couler dans des guerres et dans des sacrifices visant à amadouer les dieux ; 3) une ère de détérioration des mœurs et de banalisation des rituels ; 4) une ère du démon Kali, porteur de souffrance et de destruction (le Kali Yuga). Selon ce calendrier, nous serions à la fin de cette ère de souffrance et de confusion.
Pour l’historien et philosophe italien Giambattista Vico (1668-1744), l’histoire se répète en trois phases : 1) l’âge des dieux, marqué par un culte de la transcendance ; 2) l’âge des héros, caractérisé par une autorité de type aristocratique, royal ou ecclésiastique ; 3) l’âge des hommes caractérisé par un individualisme qui conduit, selon Vico, au chaos. Un nouvel âge des dieux s’instaure alors et la roue de l’histoire continue de tourner. L’histoire contemporaine, avec son matérialisme décadent, ressemble à s’y méprendre à un âge des hommes en route vers le chaos, et la remarque d’André Malraux (1901-1976) que « le XXIe siècle sera mystique ou ne sera pas » a des allures de prophétie.
Autre époque, autre schéma, selon l’archéologue et anthropologue d’origine lituanienne Marija Gimbutas (1921-1994), à qui l’on doit notamment l’ouvrage Le langage de la déesse, une civilisation matristique (matricentrique, matrilinéaire, gynocratique) aurait précédé l’implantation progressive d’une culture patriarcale (androcratique) en Occident à partir du quatrième millénaire avant notre ère. De nombreux indices pointent aujourd’hui vers l’émergence d’une ère postpatriarcale parfois qualifiée d’écoféministe ou d’écologique.
En affirmant que « l’histoire se joue d’abord comme un drame et se répète comme une comédie », le philosophe français Jacques Ellul (1912-1994) ajoute un sourire aux modèles cycliques de l’histoire alors que Jean d’Ormesson (1925-2017) s’en affranchit avec style en accueillant Marguerite Yourcenar, première femme élue à l’Académie française, avec ces mots : « La plus haute tâche de la tradition est de rendre au progrès la politesse qu’elle lui doit et de permettre au progrès de surgir de la tradition comme la tradition a surgi du progrès ».
Tous les modèles présentés ci-dessus portent sur l’histoire de l’humanité. Ils sont aujourd’hui éclipsés par la convergence en cours, pour la première fois depuis que la Terre existe, entre les phases d’évolution des sociétés humaines et les ères géologiques. Toute l’œuvre de l’historien des cultures Thomas Berry (1914-2009), notamment The Dream of the Earth[i] et The Great Work, repose sur une reconnaissance que l’activité humaine a mis fin à l’ère cénozoïque ou « ère de la nouvelle vie », amorcée il y a 65 millions d’années par la cinquième extinction de l’histoire de la planète, celle des dinosaures. Attribuable à l’activité humaine en effet, une sixième extinction est amorcée qui atteint le rythme d’une centaine d’espèces par jour. Nous faisons donc face à un choix crucial : progresser selon un modèle industriel non viable ou entrer courageusement dans « l’ère écozoïque » en reconnaissant la Terre en tant que « communion de sujets plutôt que collection d’objets ».
Voulons-nous vraiment transmettre aux générations à venir le désastre d’un « progrès » dicté par un égoïsme insoutenable aux dépens des autres règnes et de la planète tout entière ? Du haut des échelles de notre vision perverse actuelle du progrès, il serait sage de bien peser notre prochain pas en avant.
[i] Le rêve de la Terre, trad. D. Laguitton, en quête d’éditeur