Je pense, donc je fuis…
Un texte de Daniel Laguitton
Paru dans le numéro Hiver/Winter 2022-2023
Publié le : 14 novembre 2022
Dernière mise à jour : 14 novembre 2022
Qu’il soit individuel ou collectif, le déni de la mort est une fuite au double sens du mot : « fuir », c’est aussi « avoir une fuite ». L’homme qui nie, tout comme la civilisation qui nie, a une fuite de vérité.
« C’est par l’alcool ou les drogues que l’être humain moderne évite la pleine conscience, à moins que ce ne soit en faisant du “shopping”, ce qui revient au même. Étant donné que la pleine conscience exige des modes d’engagement héroïques que sa culture ne lui offre plus, la société s’efforce de l’aider à oublier. Il peut aussi s’immerger dans la psychologie en croyant qu’une conscience accrue apportera une solution magique à tous ses problèmes. » Cette citation de l’anthropologue culturel américain Ernest Becker (1924-1974) est extraite de The Denial of Death [Le déni de la mort], un ouvrage de référence couronné par un Prix Pulitzer en 1974. Qu’un livre aussi important n’ait jamais été traduit s’explique probablement davantage par les vérités dérangeantes qu’il énonce dès son titre que par la rigueur austère des analyses psychologiques et sociologiques que l’auteur y déploie.
La thèse centrale du livre est que l’être humain construit son identité et l’ensemble de sa vie active sur une négation de la terreur que lui inspire la mort et tente à tout prix d’oublier sa finitude en s’immergeant dans des « projets d’immortalité ». La citation de José Ortega Y Gasset en exergue du chapitre intitulé « La personnalité humaine en tant que mensonge vital » en résume parfaitement le thème central : « Observez ceux qui vous entourent et vous verrez comme ils avancent, perdus dans la vie ; ils vont comme des somnambules, dans leur bonne ou mauvaise chance, sans avoir le plus léger soupçon de ce qui leur arrive. Vous les entendez parler en formules tranchantes sur eux-mêmes et sur leur entourage, ce qui pourrait indiquer qu’ils ont des idées sur tout cela. Mais si vous analysez sommairement ces idées, vous remarquerez qu’elles ne reflètent en rien la réalité à laquelle elles semblent pourtant se rapporter, et si vous approfondissez davantage votre analyse, vous trouverez qu’elles ne prétendent pas même s’ajuster à une telle réalité. Tout au contraire : l’individu essaie, grâce à elles, d’intercepter sa propre vision du réel, celle de sa vie même. Parce que la vie est tout d’abord un chaos où l’homme est perdu. Il s’en doute ; mais il s’effraie de se trouver en tête-à-tête avec cette terrible réalité, et tente de la cacher derrière un écran fantasmagorique sur lequel tout est très clair. Peu lui importe au fond que ses “idées” ne soient pas vraies, il les emploie comme des tranchées pour se défendre de sa vie, comme des épouvantails pour faire fuir la réalité ».
Camus le dit en moins de mots : « L’homme est la créature qui, pour affirmer son être et sa différence, nie ». Quant à Descartes, voulait-il dire « Je pense, donc je fuis » ?
Ce mensonge vital démasqué, Becker s’emploie à décrire les divers costumes de superman ou d’homo deus que chacun se tricote soi-même ou emprunte chez les habiles couturiers politiques et populistes de tout poil qui les lui proposent dans leurs collections électorales de prêt-à-porter. C’est Halloween tous les jours au pays de l’homme qui nie.
À l’échelle des civilisations, la somme et la synergie des dénis individuels de la mort donnent lieu à divers fanatismes fondés sur une inébranlable confiance en la pérennité de projets d’immortalité collectifs menant, comme la route de briques jaunes du Magicien d’Oz, à un glorieux âge d’or. Les chantres de cette glorieuse aventure ont bien lu quelques pages sur le déclin des grands empires révolus comme ceux d’Égypte, de Sumer, de Perse, de Rome ou d’ailleurs, mais qu’importe, rien ne saurait ébranler leur apparente conviction que la civilisation qui les a vus naître est supérieure aux autres et immortelle. Pourtant, si l’on rembobine d’un siècle le film de la civilisation occidentale, force est de constater que les signes abondent que le ver est depuis longtemps dans la pomme.
En 1919, dans un essai intitulé La crise de l’esprit, Paul Valéry écrivait : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. […] Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire ».
En 1923, dans un ouvrage intitulé Le déclin de l’Occident, Oswald Spengler écrivait : « Chaque culture traverse les phases évolutives de l’homme individuel. Chacune a son enfance, sa jeunesse, sa maturité et sa vieillesse. […] parmi ces déclins, le plus distinct, celui de “l’antiquité”, s’étale à grands traits sous nos yeux, tandis qu’en nous et autour de nous, nous suivons clairement à la trace les premiers symptômes de notre événement, absolument semblable au premier par son cours et sa durée et appartenant aux premiers siècles du prochain millénaire, le “déclin de l’Occident” ». Le premier siècle du prochain millénaire dont parle Spengler, c’est maintenant.
En 1941, dans son testament intellectuel intitulé Le monde d’hier, Stefan Zweig écrivait : « … si, par notre témoignage, nous transmettons à la génération qui vient ne serait-ce qu’une parcelle de vérité, vestige de cet édifice effondré, nous n’aurons pas œuvré tout à fait en vain ». Témoin de l’autodafé de ses livres dans une Allemagne envoûtée par le projet d’immortalité du Troisième Reich, Zweig savait que son souci de transmettre « ne serait-ce qu’une parcelle de vérité » aux générations montantes se heurterait au mensonge vital de l’Occident.
Quand, le 19 septembre 2022 à Londres, la note grave de Big Ben a ponctué 96 fois les funérailles solennelles de la reine Elizabeth II, ce glas ne sonnait-il pas aussi pour un « monde d’hier » ?
Qu’il soit individuel ou collectif, le déni de la mort est une fuite au double sens du mot : « fuir », c’est aussi « avoir une fuite ». L’homme qui nie, tout comme la civilisation qui nie, a une fuite de vérité. Qu’une bouteille soit perçue comme à moitié vide ou à moitié pleine est, en fin de compte, de bien peu d’importance si la bouteille fuit.
Daniel Laguitton
Abercorn