Éloge de la dictée
Un texte de Daniel Laguitton
Paru dans le numéro Printemps/Spring 2023
Publié le : 16 février 2023
Dernière mise à jour : 16 février 2023
Autrefois, la dictée permettait l’apprentissage de l’orthographe, mais elle était aussi une fenêtre sur la littérature et sur le monde.
«Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître… ». Seuls les moins de vingt ans ne reconnaissent peut-être pas ces premiers mots de la chanson La bohème du parolier Jacques Plante (1920-2003), mise en musique et rendue célèbre par Charles Aznavour (1924-2018). La pochette du microsillon super 45 tours sur lequel elle fut lancée en 1965 mettait évidemment le titre en valeur, mais avec une faute d’orthographe ! On y lisait en effet LA BOHÊME, au lieu de LA BOHÈME. « La Bohême » (avec majuscule et accent circonflexe) est une région d’Europe centrale ayant historiquement Prague pour capitale, alors que « la bohème » (sans majuscule et avec accent grave) désigne le mode de vie insouciant qui constitue le thème de la chanson. L’amour est enfant de bohème ne veut donc pas dire qu’il est né en Bohême.
À l’ère des adresses électroniques en minuscules et sans accent, des écrans tactiles et des pouces virtuoses y tapant des hiéroglyphes phonétiques (ASKIP, à ce qu’il paraît ; CHUIS, je suis, LOL, etc.), le mot « orthographe » prend rapidement des airs de Tyrannosaurus rex. Raison de plus pour en rappeler les racines grecques orthos et graphein qui signifient respectivement « droit » et « écrire ». Si « se tenir droit » est souvent synonyme de « bien se tenir », « écrire droit » l’est assurément toujours de « bien écrire ».
Ardent défenseur de la langue d’oc, Frédéric Mistral (1830-1914) écrivait en 1889 dans « Les îles d’or » : « … qu’un peuple tombe esclave, s’il tient sa langue, il tient la clef qui le délivre des chaînes ». Son optimisme dans son combat pour sa langue maternelle transparait dans la citation du poète latin Horace (65 à 8 av. J.-C.) en exergue de son livre : « Bien des choses renaîtront qui sont déjà tombées ». On aimerait pouvoir en dire autant aujourd’hui de la langue française.
Ayant fréquenté l’école en un temps que les moins de vingt ans (voire de quarante) ne peuvent pas connaître, les outils qui m’ont appris à écrire étaient : la dictée dès l’école primaire pour assimiler l’orthographe, et l’analyse grammaticale et logique pour discerner la nature et la fonction des mots et des propositions constituant chaque phrase. Si la dignité chez les humains repose sur des valeurs, la dignité d’une langue repose, quant à elle, sur une orthographe et une grammaire sans lesquelles la langue devient moribonde et se décompose.
Le maître dictait le texte à haute voix, répétant une seule fois chaque phrase ou élément de phrase et dictait également la ponctuation. La dictée n’était pas un plaisir, car la peur d’y faire des fautes était grande, mais outre l’apprentissage de l’orthographe qu’elle permettait, elle était aussi une fenêtre sur la littérature et sur le monde.
J’ai précieusement conservé un petit cahier de dictées dont les pages ont jauni et l’encre violette pâli au fil des ans. C’est de sa première page, datée du vendredi 7 octobre 1960 qu’est extrait le texte qui suit, sous le titre « Magie du voyage ». Il s’agit d’un passage signé André Gide (1869-1951) dans « Les nourritures terrestres ».
« Caravanes ! Caravanes venues le soir ; caravanes parties le matin ; caravanes horriblement lasses, ivres de mirages, et maintenant désespérées ! Caravanes ! que ne puis-je partir avec vous, caravanes ?
Il y en avait qui partaient vers l’Orient, chercher le santal et les perles, les gâteaux au miel de Bagdad, les ivoires, les broderies. Il y en avait qui partaient vers le sud chercher l’ambre et le musc, la poudre d’or et les plumes d’autruches. Il y en avait vers l’Occident, qui partaient le soir, et qui se perdaient dans l’éblouissement dernier du soleil.
J’ai vu revenir des caravanes harassées ; les chameaux s’agenouillaient sur les places ; on déchargeait enfin leur fardeau. C’étaient des ballots en toile épaisse et on ne savait pas ce qu’il pouvait y avoir dedans. D’autres chameaux portaient des femmes, cachées dans une sorte de palanquin. D’autres portaient le matériel des tentes et on déployait cela pour le soir. – Ô ! fatigues splendides, immenses, dans l’incommensurable désert. – Des feux s’allument sur les places, pour le repas du soir.
Que de fois, levé dès l’aube et vers l’Orient empourpré, plus plein de rayons qu’une gloire, que de fois, à la limite de l’oasis, où les derniers palmiers s’étiolaient, la vie ne triomphant plus du désert, comme penché vers cette source de lumière, déjà trop éclatante et insoutenable aux regards, ai-je tendu vers toi mes désirs, vaste plaine, de lumière tout inondée de torride chaleur… quelle extase assez exaltée, quel assez violent amour, assez ardent pour vaincre l’ardeur du désert ? »
L’encre qui soulignait mes six fautes d’orthographe est restée rouge : j’avais écrit « caravannes » pour « caravanes » (influencé sans doute par les deux bosses des chameaux !), « Senthal » pour « santal » (influence évidente de Stendhal !), « harrassées » pour « harassées », « palankin » pour « palanquin », « Oh ! » pour « Ô ! », « toute inondée » pour « tout inondée », et « torrides chaleurs » au pluriel plutôt qu’au singulier (tant la dictée me donnait de sueurs plurielles). Une fois l’orthographe corrigée, l’appel au voyage de ce texte prenait toute sa force : « Caravanes, que ne puis-je partir avec vous ! »
Les dictées les plus célèbres sont celles que Bernard Pivot présidait à la radio et à la télévision de 1985 à 2005. Trois Québécois y ont remporté le titre de « champion junior francophone » : Jean-Christian Pleau (1988), Stéphane Éthier (1989) et Pascale Lefrançois (1990). En 1992, c’est l’Ontarien Éric Vovan qui l’emporta dans cette catégorie.
Dans une interview pour la revue « Les diplômés » de l’Université de Montréal en 2012, la finaliste et gagnante de la dictée de 1990, Pascale Lefrançois, aujourd’hui vice-rectrice aux affaires étudiantes et aux études dans cette même université, exprimait son inquiétude au sujet de la langue française : « Je m’étonne de constater que des jeunes qui ont passé 11 ans sur les bancs d’école ne maîtrisent pas des notions qu’on devrait acquérir à la fin du primaire. Je crois qu’il faudrait réagir bien avant l’université, pas en faisant échouer les écoliers, mais en les encadrant mieux, dès la fin du primaire ».
Ainsi soit-il.
Daniel Laguitton
Abercorn