Servir, c’est guérir un peu

Un texte de Daniel Laguitton

Paru dans le numéro

Publié le : 15 mai 2015

Dernière mise à jour : 31 octobre 2020

 

Dans la légende arthurienne, la quête du Graal se résume à peu près comme suit : dans un château assombri et sur une terre désolée, un vieux roi se languit, en proie à une profonde mélancolie. Apparaît alors le Graal, vase sacré qui apaise potentiellement toute faim et étanche toute soif. La guérison de la terre…

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Dans la légende arthurienne, la quête du Graal se résume à peu près comme suit : dans un château assombri et sur une terre désolée, un vieux roi se languit, en proie à une profonde mélancolie. Apparaît alors le Graal, vase sacré qui apaise potentiellement toute faim et étanche toute soif. La guérison de la terre et du roi repose toutefois sur la perspicacité du chevalier qui, devant la coupe mystérieuse, saura poser les questions permettant à la puissance du Graal d’être révélée. Ce « mot de passe » varie selon les versions de la légende, mais deux formules dominent : l’une consiste à demander au roi souffrant, « Qu’est-ce qui te trouble? », l’autre à demander, au sujet du Graal, « À quoi sert-il et qui sert-il? ».

Chaque fois que la Terre est désolée au sens littéral et écologique du terme ou au sens symbolique de dépérissement de notre Royaume intérieur, il est bon de se souvenir des questions de la quête du Graal et de les poser, à condition d’en comprendre le sens.

« Qu’est-ce qui te trouble? » exprime avant tout une bienveillance envers celui qui souffre. « À quoi sert-il et qui sert-il? » semblent, a priori, des questions moins altruistes et plus utilitaires, mais comme nous allons le voir, elles pointent aussi vers une guérison.

Toute expérience humaine peut être vécue selon l’un ou l’autre de deux scénarios : ou bien elle maintient et renforce un sentiment d’appartenance intime d’ordre cosmique et sacré, ou bien elle compromet cette appartenance et crée un sentiment d’aliénation. Dans ce dernier cas, l’expérience est dite « douloureuse », mot dont les racines évoquent une coupure. Le poignard se disait dolos en grec et le doleau ainsi que la doloire sont, en français, deux types de haches.

Sur le plan psychique, on retrouve dans des mots comme « doléances », « deuil » et « condoléances » le sens de coupure associé à une douleur. Toute douleur signale donc un besoin de « réparation », c’est-à-dire un besoin de recoller les morceaux, de rapparier la paire produite par une séparation. Le grec ancien exprimait tout écart par rapport à un but ou par rapport à une norme morale en disant que l’on avait « manqué la cible ». En latin, une défaillance morale était plutôt considérée comme une perte d’équilibre, ce qui nous a valu le mot « péché » dont la racine est la même que celle du mot « pied ». Pécher, c’est en somme perdre pied, trébucher, faire un faux pas, chuter.

Face à toute perte d’équilibre et à la douleur qui en résulte, un redressement et un recentrage s’imposent. C’est là que les questions de la quête du Graal prennent un sens universel.

« Qu’est-ce qui te trouble? » vise à identifier la source de la douleur et donc de la coupure ou de la perte d’équilibre. Chacun doit se poser cette question, mais aussi la poser à l’autre dont il perçoit la douleur. La guérison des ruptures personnelles et interpersonnelles commence dans la compassion.

La question « À quoi sert-il et qui sert-il? » pointe également vers une guérison lorsque le verbe « servir » est compris dans son sens le plus profond.

Au lieu de demander au renard ce que signifie « apprivoiser », le Petit Prince aurait pu lui demander « Qu’est-ce que signifie servir? ». La réponse eut été la même : « Ça signifie créer des liens ». Ce sens était déjà altéré dans le latin servus qui désignait l’esclave alors qu’initialement il s’agissait du gardien des troupeaux, celui qui veille. Servir, c’est veiller sur, surveiller, être bienveillant. « À quoi sert-il » signifie « sur quoi veille-t-il ». À quoi sert la douleur? Dans sa bienveillance, elle nous signale une séparation et donc aussi une réparation à effectuer. On a depuis longtemps oublié que les mots « servir » et « guérir » ont la même racine et que le therapon grec, qui nous a valu le « thérapeute », était à la fois serviteur et guérisseur.

« Toute douleur qui n’aide personne est absurde », écrivait André Malraux dans La condition humaine. Face à la coupure du deuil, la question « Qui sert-il? » revient à se demander qui peut être guéri par une expérience de deuil. Pas étonnant donc que l’ultime phase du travail de deuil que Jean Monbourquette appelle l’héritage consiste en une réappropriation des qualités, des valeurs et du potentiel investis dans la relation dont l’endeuillé se trouve séparé. Ce « travail » demande un effort conscient de réparation, c’est-à-dire une souffrance au sens propre de « port d’un fardeau ». « Qui sert cet effort? » Il sert le roi malade, l’ego endolori et fragmenté qui ne sera guéri qu’au prix d’une souffrance réparatrice dont il reconnaît le sens et les vertus curatives. S’éclairent alors des paroles qu’on aurait pu prendre pour masochistes comme celles de Proust : « On ne guérit une souffrance qu’à condition de l’éprouver pleinement », ou ces mots de Katherine Mansfield : « Si la souffrance n’est pas réparatrice, je veux la rendre telle ».

Louis Lavelle dans Le Mal et la Souffrance affirme pour sa part : « Chacun de nous, sans doute, ne songe qu’à rejeter la douleur au moment où elle l’assaille; mais quand il fait un retour sur sa vie passée, alors il s’aperçoit que ce sont les douleurs qu’il a éprouvées qui ont exercé sur lui l’action la plus grande; elles l’ont marqué : elles ont aussi donné à sa vie son sérieux et sa profondeur; c’est d’elles aussi qu’il a tiré sur le monde où il est appelé à vivre et sur la signification de sa destinée les enseignements les plus essentiels. »

Telle est donc la mystérieuse coupe dont la puissance repose sur notre capacité à poser, face à la douleur, des questions empreintes de compassion et d’un sens profond du service. Quant à trouver le Graal, même l’infortuné qui n’aurait jamais fait l’expérience de la douleur le peut s’il compatit à la douleur de l’autre. Comme le « Royaume » dont il est la clé, le Graal est partout, en nous et autour de nous.