L’ennui naquit un jour de l’uniformité
Un texte de Daniel Laguitton
Paru dans le numéro Automne/Fall 2021
Publié le : 25 août 2021
Dernière mise à jour : 25 août 2021
Daniel Laguitton nous présente quelques prophètes des temps modernes qui nous invitent à sortir de l’envoûtement où nous ont plongés l’ère industrielle et la virtualisation du monde, et à résister à la tentation de la facilité et du conformisme...
Une de mes chansons préférées, en particulier dans sa version interprétée par les Frères Jacques, est intitulée Adélaïde ; les paroles, de Jacques Debronckart, valent bien des discours philosophiques sur la modernité : dans un bar d’Adélaïde, l’auteur, en proie à une nostalgie du pays natal, se lamente devant l’uniformisation du monde. En voici quelques extraits :
Qu’ils soient d’ici, ou de n’importe quel parage
Moi j’aime bien les gens qui sont de quelque part
Et portent dans leur cœur une ville ou un village
Où ils pourraient trouver leur chemin dans le noir
Quand le dernier verre se vide
Dans les bars d’Adélaïde
On a le cœur qui s’vide aussi
Lorsque l’on pense au pays !
Chaque premier janvier on dit c’est la dernière
La dernière année que je passe en Australie
Et le premier janvier suivant nous voit refaire
Même serment qui sombre à son tour dans l’oubli.
Ce serait pourtant le moment de revoir nos plages
Car les pays se ressemblent de plus en plus
Et dans dix ans nous trouverons dans nos villages
Des distributeurs de hot-dogs au coin des rues !
Le whisky paraît acide
Dans les bars d’Adélaïde
Lorsque l’on garde au palais
Le souvenir du Beaujolais.
Contrairement à ce que l’on pense trop souvent, l’uniformisation au nom de l’efficacité dans tous les domaines d’activité humaine n’est ni une marque de progrès ni un facteur d’unité. Dans Le règne de la quantité et les signes des temps, publié en 1945, René Guénon (1886-1951) affirme même au chapitre 7 intitulé L’uniformité contre l’unité que « le monde est d’autant moins “unifié”, au sens réel de ce mot, qu’il devient plus uniformisé ». Au chapitre 10 intitulé L’illusion des statistiques il ajoute : « […] on en est arrivé à penser et à dire couramment que tout ce qui ne peut pas être “chiffré”, c’est-à-dire exprimé en termes purement quantitatifs, est par là même dépourvu de toute valeur “scientifique” ; et cette prétention ne s’applique pas seulement à la “physique” au sens ordinaire de ce mot, mais à tout l’ensemble des sciences admises “officiellement” de nos jours, et, comme nous l’avons déjà vu, elle s’étend même jusqu’au domaine psychologique ». On ne s’étonnera donc pas de ce que le développement fulgurant de l’informatique, avec sa capacité de produire et de manipuler un volume sans cesse croissant de données numériques pour modéliser et simuler tout ce qui peut être quantifié, a accéléré l’uniformisation du monde et accentué notre perte de contact avec le règne de la qualité. Même la douleur se mesure aujourd’hui sur une échelle de 1 à 10.
La frontière entre le réel et le virtuel est devenue si indiscernable que l’on parle désormais, sans sourciller, de « réalité virtuelle », et, pendant que nous nous extasions devant les écrans et autres gadgets qui nous donnent accès à ce que nous appelons aussi « réalité augmentée », se déroule autour de nous, dans le monde réel, une perte de diversité qui passera à l’histoire (s’il reste des observateurs pour la raconter !) comme la grande extinction de l’anthropocène (ère de l’humain), la sixième depuis la formation de la Terre. Cette extinction dont le rythme s’est accéléré depuis une cinquantaine d’années affecte autant la diversité humaine (cultures, traditions, langues, rapport des humains à la Terre, etc.) que celle des espèces animales, végétales et minérales. C’est comme si, au lieu d’inciter à la modération, la publication, en 1972, du rapport Meadows intitulé Halte à la croissance ? avait, au contraire, poussé les convives à s’empiffrer en pressentant la fermeture des cuisines. Le biocide en cours au nom du progrès est un crime irrémissible.
Les avertissements n’ont pourtant pas manqué depuis les débuts de l’ère industrielle et même avant. « À quoi sert à l’homme de gagner l’univers s’il vient à perdre son être ? »
Pour René Dubos (1901-1982), éminent savant, humaniste et écologiste, auteur de Choisir d’être humain (1977), de Les célébrations de la vie (1982) et co-auteur avec Barbara Ward de Nous n’avons qu’une Terre (1971) : « Ce qui nous a toujours manqué, c’est une plus grande motivation à l’unité […] Aujourd’hui, nous pouvons peut-être espérer survivre tout en conservant notre précieuse diversité, à condition de susciter une loyauté fondamentale à l’égard de notre planète la Terre, cette planète unique, si belle et si vulnérable. […] Nous acceptons trop vite les impératifs technologiques au lieu d’exiger que soient avant tout préservées d’autres valeurs humaines essentielles. […] Désormais, nous avons tendance à utiliser outils et machines comme des substituts de nos corps et de nos esprits, plutôt que comme des instruments destinés à enrichir notre perception de la réalité. »
Auteur de la célèbre formule « Pensez globalement, mais agissez localement », Dubos prédisait aussi que « le succès des sociétés technologiques dépendra de leur capacité à formuler une culture humaniste postindustrielle. Il faudra se couper de l’obsession de rechercher la richesse matérielle comme seul indice d’une vie meilleure ».
René Guénon était du même avis : « L’attitude matérialiste, qu’il s’agisse de matérialisme explicite et formel ou de simple matérialisme “pratique”, apporte nécessairement, dans toute la constitution “psycho-physiologique” de l’être humain, une modification réelle et fort importante ; cela est facile à comprendre, et en fait il n’y a qu’à regarder autour de soi pour constater que l’homme moderne est devenu véritablement imperméable à toute influence autre que celle de ce qui tombe sous ses sens ; non seulement ses facultés de compréhension sont devenues de plus en plus bornées, mais le champ même de sa perception s’est également restreint ». Autrement dit, ce que nous appelons « progrès » est un appauvrissement généralisé.
Ces prophètes des temps modernes nous invitent donc à sortir de l’envoûtement où nous ont plongés l’ère industrielle et la virtualisation du monde, et à résister à la tentation de la facilité et du conformisme qui conduisent à ce que le philosophe Herbert Marcuse (1898-1979) appelait L’Homme unidimensionnel, quasi-robot sur télécommande, amputé de son être essentiel par une technologie qui, au lieu d’être libératrice, « est devenue une entrave à la libération par l’instrumentalisation des hommes ».
Daniel Laguitton
Abercorn
* Antoine Houdar de la Motte 1672-1731