L’été indien

Un texte de Michel Guibord

Paru dans le numéro

Publié le : 3 novembre 2016

Dernière mise à jour : 31 octobre 2020

 

Cette histoire n’est pas la mienne ; elle appartient à Georges qui, à l’automne de sa vie, se retrouve aussi enflammé que le grand érable debout devant sa maison. À son grand étonnement, une fougue nouvelle le consume. Il ne se croyait plus capable d’une telle énergie à son âge, ni d’autant d’émotions. C’est son été…

Cette histoire n’est pas la mienne ; elle appartient à Georges qui, à l’automne de sa vie, se retrouve aussi enflammé que le grand érable debout devant sa maison. À son grand étonnement, une fougue nouvelle le consume. Il ne se croyait plus capable d’une telle énergie à son âge, ni d’autant d’émotions. C’est son été indien ; le dernier coup de chaleur avant l’hiver peut-être. Le feu de joie clôturant une journée bien remplie. Hier, dans un texto, son petit-fils l’a traité de « speedé » et ses enfants ne l’ont jamais vu aussi exubérant. Surtout pas depuis le décès de leur mère.

La semaine dernière, il a ressenti le besoin de sortir enfin de sa tanière, de retrouver les copains. Et il s’est présenté au dîner mensuel du Club de l’âge d’or, endimanché bien sûr, profitant de sa chance d’exhiber une légère coquetterie.

Il ne remarqua pas tout de suite le grand nombre de nouveaux membres et ne fut pas accueilli aussi chaleureusement qu’il l’aurait souhaité. L’ambiance a changé au Club depuis le temps. Par contre, un petit bout de femme qu’il n’avait jamais vue l’impressionna vivement et accapara toute son attention. Elle affichait une rare élégance et irradiait une gaieté contagieuse. Un groupe d’amies la serraient de près comme autant de gardes du corps. Ça caquetait fort ; on aurait dit une basse-cour. Georges s’y fraya un passage et dut serrer plusieurs mains molles avant de se présenter à elle. La dame tirait sa prestance de sa grande beauté. Elle se prénommait Rosalie, mais elle précisa que son entourage l’appelait Rose. C’était dans l’ordre des choses, se dit-il. Subjugué, il se joignit à son cortège. Quelle allure elle avait ! Il nota qu’elle était une des rares femmes à porter une robe ce soir-là. Et il fut amusé par sa curieuse façon, lorsqu’assise, de la projeter vers l’avant comme pour se couvrir les genoux.

Il ne réalisait pas alors vraiment l’état dans lequel cette rencontre le plongeait. Entortillé dans sa maladresse et agressé par le verbiage ambiant, il laissa la soirée passer et rentra bêtement chez lui sans avoir seulement tenté de montrer à Rose son intérêt. Encore aujourd’hui, il est incapable de détacher ses pensées de « sa » Rose. Elle avait bien répondu à ses attentions, mais qu’en conclure ? Il s’en veut bien sûr de n’avoir pas su se manifester ; il n’était pas préparé à un tel tourbillon d’émotions. Et il peste encore contre ces vieilles souffreteuses qui les ont tenus éloignés l’un de l’autre tout ce temps. Il a failli s’emporter hier quand le président du Club a refusé de lui révéler le numéro de téléphone de sa flamme sous prétexte de « respect de la vie privée ». Il n’arrive pas à se soustraire à la vision de cette femme soudainement omniprésente dans son désert affectif. Il est prisonnier dans l’œil d’un ouragan ; il croule sous l’empire de ses humeurs, sous le joug de ses hormones.

Gérard est tenaillé. C’est le coup de foudre à n’en pas douter. Il en oublie qu’il a vieilli. Mais elle n’est plus toute jeune elle non plus ; elle a fait de belles enjambées dans la soixantaine elle aussi. Elle ne fait rien pour dissimuler ses rides et laisse deviner quelques bourrelets à la taille, tout comme lui. Mais elle a tous les charmes à ses yeux. Son image, ses courbes, sa dégaine le poursuivent ; il en rêve. Je n’en dirai pas davantage ; Georges est homme révérencieux et il n’approuverait pas. Plus il y pense, plus il acquiert la certitude que chaque fois qu’elle secouait sa jupe, elle projetait dans sa direction une volée de phéromones qui lui montaient droit au cerveau. Il y a clairement eu collision là-haut dans son accélérateur de particules. C’est comme si elle avait agité sa muleta devant le taureau assoupi ; comme si elle avait lancé le premier coup d’archet au rigodon qui lui rythme le cœur. Elle a souri au vieux lion libidineux et celui-ci se réjouit de sa puissance retrouvée. Elle lui ouvre peut-être un horizon qu’il croyait disparu à jamais.

Et si ses élans ne trouvaient pas d’équivalents chez elle ? Il n’a encore aucune assurance quant à ses réactions, il en est bien conscient ; mais cette idée ne parvient pas à lui coller dans la tête. Elle ne peut pas ne pas ressentir les mêmes élans que lui. Il ne peut en être autrement, voyons ! Il ira vers elle dès la prochaine activité du Club. Et si son arythmie ne lui démolit pas le cœur entretemps, il lui dira son emballement, cette folle envie de bonheur qu’elle a su mettre en lui. Il fera preuve d’audace, c’est désormais son seul salut.