Vue sur la montagne

Un texte de Daniel Laguitton

Paru dans le numéro

Publié le : 1 décembre 2017

Dernière mise à jour : 30 octobre 2020

 

Nous passons la plus grande partie de notre vie à travailler pour gagner l’argent avec lequel nous achetons les objets que nous fabriquons en travaillant. La valeur marchande des objets fabriqués prime leur utilité et sert à calculer le produit intérieur brut (PIB) des nations industrielles dont les économies reposent sur le dogme de la…

Nous passons la plus grande partie de notre vie à travailler pour gagner l’argent avec lequel nous achetons les objets que nous fabriquons en travaillant. La valeur marchande des objets fabriqués prime leur utilité et sert à calculer le produit intérieur brut (PIB) des nations industrielles dont les économies reposent sur le dogme de la croissance nécessaire du PIB. Ce que nous appelons « une économie prospère » comporte donc deux grandes composantes : 1) la fabrication du plus grand nombre possible d’objets répondant à des besoins réels ou imaginaires ; 2) la stimulation de besoins imaginaires par le biais de la publicité et par l’obsolescence programmée des produits de consommation. Le raisonnement sous-jacent est que plus on consomme, plus on doit travailler pour produire, et plus on doit travailler pour produire, plus on gagne l’argent qui permettra de consommer ce que l’on produit. Ce raisonnement est fallacieux dans la mesure où nous fabriquons aussi des robots et des procédés automatisés qui remplacent systématiquement le travailleur-consommateur dans ce cercle vicieux qui n’enrichit que ceux qui « possèdent » les moyens de production en fabriquant de plus en plus d’objets inutiles ou dont l’utilité se mesure en minutes avant de rejoindre la montagne de déchets qui caractérise l’ère industrielle. Bilan global : chômage endémique et croissant, et épuisement des ressources non renouvelables de la planète.

Image du film Midway de Chris Jordan pour illustrer le propos de Daniel Laguitton

Image du film Midway de Chris Jordan

La production annuelle de déchets non récupérés est en moyenne de 720 kg par personne au Canada. Environ 40 % de ces déchets non récupérés sont d’origine résidentielle, le reste provient de diverses institutions et entreprises publiques ou privées. À l’échelle mondiale, la montagne de déchets produite annuellement est estimée à environ 4 milliards de tonnes. Entassés sur les 59 kilomètres carrés de l’île de Manhattan, ces déchets formeraient une couche annuelle de plus de 65 mètres d’épaisseur et la plus haute tour de New York, le One World Trade Center, avec ses 541 mètres, disparaîtrait sous ce dépotoir en moins de 10 ans.

L’augmentation de la production de déchets est directement liée au mode de vie et donc au taux d’urbanisation croissant, à la culture de consommation et au revenu. Consumérisme et culture du déchet vont de pair, et notre époque passera à l’histoire comme celle du vandale « homo consumeris », alias « homo poubellus » ou « homo detritus ». Les déchets produits par un végétal ou par un animal, y compris son corps lorsqu’il meurt, nourrissent d’autres végétaux ou d’autres animaux, les nôtres, au contraire, les tuent et, pendant que les barons de l’industrie et de la finance comptent leurs profits au sommet de tours d’acier et de verre, plus de soixante-dix espèces végétales ou animales disparaissent chaque jour de la biosphère.

Un des aspects les plus aberrants de notre culture du déchet est la disproportion entre le cycle de vie des biens que nous consommons et celui de leur élimination dans les dépotoirs. Le gobelet en polystyrène encore utilisé dans les assemblées où l’on sert des boissons rafraîchissantes ou du café sert une demi-heure tout au plus ; il part ensuite vers un site d’enfouissement où, selon le type de polystyrène utilisé, il faudra de 50 à 1000 ans pour qu’il se dégrade. Même chose pour les quelque 130 000 mégots de cigarette à bout filtre jetés à terre chaque seconde dans le monde : ils « servent » au fumeur pendant un maximum de 10 minutes, mais ils prendront plusieurs années pour se dégrader, à supposer qu’entre temps ils n’aient pas été ingurgités par des oiseaux ou des poissons qui mourront d’occlusion intestinale ou d’empoisonnement par les résidus toxiques de tabac qui y sont accumulés. Le nombre de bouteilles en plastique et de cannettes de boissons gazeuses consommées dans le monde se chiffre annuellement en centaines de milliards. Quatre bouteilles sur cinq et une cannette sur deux ne sont pas recyclées : la dégradation des cannettes en aluminium prendra de 10 à 100 ans, celle des bouteilles en plastique de 100 à 1000 ans. La dégradation d’une pile, d’une couche jetable ou d’un filet de pêche moderne prend environ 500 ans. On change aujourd’hui, en moyenne, plus souvent de téléphone portable que de chemise, il y en a plus que d’humains sur la planète et chaque année il en est vendu plus d’un milliard qui sont utilisés en moyenne moins de deux ans ; on en jette plus de 150 millions par an dont moins de 20 % sont recyclés. La fabrication d’un ordinateur et de son écran exige l’équivalent du carburant utilisé pour conduire 500 km en voiture, 22 kg de produits chimiques (incluant des métaux précieux et des terres rares dont les réserves mondiales seront épuisées dans 10 à 15 ans), et 1500 litres d’eau ; plus de 80 % de l’énergie utilisée par un ordinateur l’est non pas pendant ses trois années d’utilisation moyenne (18 mois pour un portable), mais pour sa fabrication ! Cette énergie « grise » requise pour la fabrication de tout objet de consommation est souvent telle qu’elle rend absurde l’achat de remplacements « plus efficace énergétiquement » dans la mesure où l’économie d’énergie durant le cycle d’utilisation ne compense pas l’énergie de la fabrication.

Autres secteurs, même montagne : aux États-Unis, près de 40 % des aliments destinés à la consommation humaine vont à la poubelle. Les textiles sont produits chaque année à l’échelle mondiale au rythme d’une centaine de millions de tonnes : grands oubliés de l’industrie du recyclage, 80 % finiront dans des sites d’enfouissement où les deux tiers composés de fibres synthétiques seront peu dégradables. Le record revient au nucléaire dont certains déchets ne retrouvent le niveau de radioactivité de l’uranium naturel qu’après plusieurs millions d’années.

Toute solution passe par une prise de conscience que notre mode de vie est insoutenable : le consumérisme tue la biosphère, sa montagne de déchets nous ensevelira. Malheureusement, il en va de l’« homo consumeris » comme de tout « homo addictus » : le changement ne devient possible que lorsqu’il est plus douloureux de ne pas changer que de changer.