L’escarpolette

Un texte de Michel Guibord

Paru dans le numéro

Publié le : 15 mai 2015

Dernière mise à jour : 3 novembre 2020

 

La photo de mariage accrochée au salon date de la fin des années soixante. On y voit Paulette sur une balançoire, la robe à crinoline gonflée par la poussée que vient de lui donner Oscar, debout derrière. Cette photo est la plus souriante, la mieux réussie de toute leur collection; c’est pour cette raison qu’ils…

La photo de mariage accrochée au salon date de la fin des années soixante. On y voit Paulette sur une balançoire, la robe à crinoline gonflée par la poussée que vient de lui donner Oscar, debout derrière. Cette photo est la plus souriante, la mieux réussie de toute leur collection; c’est pour cette raison qu’ils n’ont jamais pu se résoudre à lui faire prendre le chemin du grenier comme les autres. Pour Paulette, c’est aussi le doux souvenir de son enfance à la campagne, chez ses grands-parents maternels. C’est leur bonheur en image. À tel point qu’aucun des deux n’a jamais réalisé combien leur apparence s’était modifiée depuis ce temps. Leurs traits se sont épaissis et affaissés, mais leurs sourires sont restés les mêmes et ils éprouvent toujours le même plaisir à se retrouver ensemble.

Ils aiment penser qu’ils forment la meilleure équipe. Chacun a gardé pour l’autre tout son charme et sa beauté. Elle seule sait le faire chavirer d’un sourire; lui seul peut la séduire en l’emmitouflant dans ses bras. Leurs rares accrochages, leurs courtes impatiences sont désormais sans conséquence. Ils ont surmonté pire, ils ont appris; le temps a émoussé les rugosités de la vie à deux. Peu bavard et bien campé dans ses certitudes, Oscar oublie encore trop souvent de lui répéter à quel point il l’aime et combien il est heureux à ses côtés. Elle, pourtant, n’attend que ça.

Leurs enfants triment dur, loin dans la métropole, se dévouant à leur tour à leur carrière et à leur progéniture. On garde le contact par textos, courriels, et autres communications électroniques. Les embrassades et les câlins, c’est pour le temps des Fêtes et pour quelques rares occasions en cours d’année.

Ce matin-là au réveil, Oscar met le pied dehors comme à son habitude. Le printemps, tardif, ne prend que lentement sa place cette année. Debout, les poings sur les hanches, en roi et maître il contemple son minuscule royaume. Et soudain, en même temps qu’un frémissement passe dans les branches de son grand chêne, il lui vient une idée qui fera plaisir à Paulette. Il en est sûr. L’émotion lui monte tout de suite à la gorge et il ressent des picotements dans les yeux comme quand il tranche les oignons pour la soupe.

Son initiative le remplit de fierté et de bonheur. Il se dirige vers la quincaillerie et en ressort avec un gros sac. Cela lui prend une bonne heure pour mettre son plan à exécution. Ça n’est pas facile de rejoindre la grosse branche fourchue du chêne, à près de quatre mètres du sol. De son côté, Paulette a entrepris de faire le changement de saison de sa garde-robe et ne se rend pas compte du manège de son mari. Pour elle, il s’affaire au train-train autour de la maison, comme à tous les printemps.

Oscar admire son œuvre. Il y a un bout de temps qu’il n’avait bricolé. Mais il hésite; comment faire la surprise à Paulette? Devrait-il attendre qu’elle en fasse elle-même la découverte ou ferait-il mieux de l’attirer dehors? Il n’a pas à prolonger sa réflexion, car Paulette vient le rejoindre dans sa contemplation, deux tasses de café dans les mains. Tout s’arrête. Le silence est court, mais violent comme la foudre. Le décor s’immobilise : les oiseaux et les écureuils attendent avant de reprendre leurs activités. En quelques secondes, le café est déposé par terre et Paulette s’est déjà élancée, les pieds pointant le ciel et le cœur palpitant comme au beau jour de la photo du salon. Elle vogue sur son escarpolette à elle! Celle que son homme a montée de ses mains! Celle qu’elle appellera son Oscar-Paulette!

Michel Guibord