Une montagne de bonbons

Un texte de Daniel Laguitton

Paru dans le numéro

Publié le : 18 août 2018

Dernière mise à jour : 30 octobre 2020

 

Pour son dixième anniversaire, le jeune Adam reçut de sa grand-mère un sac de 50 bonbons et une jolie carte sur laquelle elle lui promettait d’ajouter chaque soir un bonbon dans le sac jusqu’à son vingtième anniversaire. Adam était aux anges et, comme Perrette dans La laitière et le pot au lait, il calcula combien de…

Une montagne de bonbons. Photo Daniel Laguitton

Une montagne de bonbons. Photo Daniel Laguitton

Pour son dixième anniversaire, le jeune Adam reçut de sa grand-mère un sac de 50 bonbons et une jolie carte sur laquelle elle lui promettait d’ajouter chaque soir un bonbon dans le sac jusqu’à son vingtième anniversaire.

Adam était aux anges et, comme Perrette dans La laitière et le pot au lait, il calcula combien de bonbons il recevrait en tout de sa grand-mère. Aux 50 reçus le jour même, il ajouta donc 10 fois 365 (le concept d’année bissextile lui échappait encore), ce qui faisait une alléchante montagne de 3700 bonbons ! Il n’hésita donc pas à en manger 10 le jour même, et 5 autres le lendemain. En ayant encore mangé 5 le surlendemain, il s’inquiéta de voir sa réserve diminuer et prit la difficile résolution de se limiter à 2 bonbons par jour.

Nous étions à la fin de l’année scolaire et la semaine suivante Adam reçut le premier prix en arithmétique. Pour marquer l’occasion, il fit une exception et mangea 5 bonbons. Le lendemain, son meilleur ami vint lui faire ses adieux, car ses parents déménageaient outre-mer. Le cœur lourd, il se consola en croquant 5 autres bonbons, puis il reprit l’habitude de se limiter à 2 bonbons par jour.

Vingt-huit jours après le dixième anniversaire d’Adam, sa grand-mère qui avait montré des signes de fatigue mourut soudainement. Ce soir-là, il s’aperçut qu’il ne restait qu’un seul bonbon dans le sac.

Lecteur vigilant qui auras peut-être vérifié que 50 – 10 — 4×5 — 23×2 + 27 = 1, tu auras aussi compris que pour pouvoir continuer à manger deux bonbons par jour jusqu’à ses vingt ans, il eut fallu à Adam au moins deux grand-mères immortelles.

On sait aujourd’hui que, pour que l’ensemble de l’humanité puisse continuer à puiser au rythme actuel dans les ressources de la Terre, il lui faudrait presque deux planètes, et cinq pour vivre comme dans la plupart des pays dits « développés ».

En moins de trois siècles, l’ère industrielle a provoqué chez les humains une dépendance chronique aux biens matériels et à certains comportements pris pour acquis et normaux en dépit des conséquences désastreuses qu’ils ont sur la santé de la Terre et donc aussi, à plus ou moins long terme, sur celle des humains.

« Assuétude » (du latin assuetudo = habitude) est le nom peu usité en français du type de dépendances souvent désigné par l’anglais « addiction ». Les assuétudes se traduisent par des comportements compulsifs (consommation d’alcool, de drogue, activités physiques ou mentales obsessionnelles, etc.) et deviennent rapidement des piliers essentiels pour un mental fragile. S’en défaire est donc une transition délicate, et tenter de mettre fin à une dépendance chez un tiers sera très souvent perçu comme une atteinte à sa liberté. La liberté en question est évidemment illusoire puisque l’assuétude est définie comme une perte de la liberté de ne pas poser le geste habituel sur lequel elle repose. D’où l’importance de se poser de temps à autre la question : « À quelles habitudes ai-je perdu la liberté de renoncer ? »

Y répondre par un trop facile « si je voulais, je pourrais » est une dérobade, car ce n’est qu’une fois au pied du mur que l’on s’aperçoit qu’il est plus haut qu’on ne le pensait. En moyenne, il faut au moins 28 jours d’efforts soutenus et conscients pour se libérer individuellement d’une habitude et ce n’est pas par hasard que la plupart des programmes en résidence pour le traitement des dépendances durent précisément 28 jours.

La planète tout entière est aujourd’hui affectée dans ses mécanismes les plus profonds par l’impact des assuétudes développées durant l’ère industrielle. Chaque jour, une centaine d’espèces végétales ou animales disparaissent à jamais de la biosphère ; le sol, l’eau et l’air sont contaminés à l’échelle planétaire et, même si l’humanité disparaissait, il faudrait des siècles à la Terre pour guérir. Par exemple, le site contaminé de la centrale de Chernobyl restera inhabitable pendant au moins 20 000 ans ! Construits pour être utiles aux humains pendant 40 ans alors qu’ils produisent des déchets qui resteront dangereux pendant des millénaires, les réacteurs nucléaires passeront certainement à l’histoire comme des monuments d’absurdité.

Fin 2017, la revue BioScience publiait un manifeste signé par 15 364 scientifiques de 184 pays et intitulé Alerte des scientifiques du monde à l’humanité : un deuxième avis. On y lit notamment ceci : « Nous avons en outre déclenché un phénomène d’extinction de masse, le sixième en 540 millions d’années environ, au terme duquel de nombreuses formes de vie pourraient disparaître totalement, ou en tout cas se trouver au bord de l’extinction d’ici à la fin du siècle ».

Cause toujours, mon lapin !

La bonne nouvelle est qu’il est possible de retrouver collectivement la liberté concédée aux habitudes de l’ère industrielle, la mauvaise nouvelle est que, parmi toutes les avenues possibles, celle qui devient de plus en plus probable est « une crise planétaire majeure ».

Souvenons-nous de 2008 avec ses PDG de l’industrie automobile arrivant à Washington et à Ottawa la mine basse, égrainant des promesses de virage écologique et mendiant des centaines de milliards de dollars de fonds publics. Souvenons-nous aussi des promesses des gouvernements de l’époque d’encadrer le système financier irresponsable qui avait précipité la crise. Dix ans plus tard, le marché des véhicules utilitaires sport est plus fort que jamais et les mesures d’encadrement du système financier sont au rancard. La récréation bat de nouveau son plein dans les officines de la finance et les PDG mendiants d’hier empochent à qui mieux mieux des primes indécentes. La crise de 2008 n’a donc pas suffi et les alertes lancées par les scientifiques du monde entier suscitent bien moins d’intérêt que les matchs de football ou de hockey.

Deux suggestions pour conclure : « Il faut prendre très tôt de bonnes habitudes, surtout celle de savoir changer souvent et facilement d’habitudes » (Pierre Reverdy) et « N’accuse pas la mer, à ton second naufrage » (Publilius Syrus).