Sages passages

Un texte de Daniel Laguitton

Paru dans le numéro

Publié le : 20 février 2020

Dernière mise à jour : 30 octobre 2020

 

Il faudrait d’urgence inventer une machine à laver le vocabulaire pour redonner à certains mots, sinon leur virginité, tout au moins le sens qu’ils avaient lorsqu’ils ont été créés pour tenter de communiquer l’expérience que l’étymologie retrouve dans leurs racines. Les noms dits « propres » ne font pas exception et sont même parfois les plus encrassés,…

passage

«Suis le chemin et ne t’y couche que pour mourir.» (Colette) Photo Daniel Laguitton

Il faudrait d’urgence inventer une machine à laver le vocabulaire pour redonner à certains mots, sinon leur virginité, tout au moins le sens qu’ils avaient lorsqu’ils ont été créés pour tenter de communiquer l’expérience que l’étymologie retrouve dans leurs racines. Les noms dits « propres » ne font pas exception et sont même parfois les plus encrassés, à commencer par celui de « Dieu » qui mériterait un long prétrempage. « Spirituel » et « spiritualité » pourraient bénéficier d’une bonne lessive ; « religion », synonyme de reliure avant les guerres faites en son nom, est presque irrécupérable ; quant à « amour », le plus malmené de tous, mais aussi le plus délicat, c’est à la main qu’il faudrait le laver, en veillant à être soi-même préalablement détaché. Attention aux impostures, quand on le dit « propre », il ne l’est généralement pas.

Un autre candidat au lavage est le mot « initiation ». Dérivé du latin in-ire, il signifie, à la lettre, « action d’entrer ». L’initié est simplement celui qui a franchi une porte et non l’espèce de savant magicien qu’on imagine parfois.

Depuis la nuit des temps, l’humanité a développé des rites de passage pour faciliter les grandes transitions que sont la naissance, la puberté, le mariage et la mort. Dans un rite de passage traditionnel, la communauté aide le candidat à en passer la porte et l’accueille en initié de l’autre côté, jouant un rôle qui rappelle celui de la sage-femme. La forme traditionnelle de ces rites a presque disparu des sociétés industrielles où elle ne subsiste que dans des vestiges parfois méconnaissables, souvent qualifiés péjorativement de « folklore », autre mot usé qui vient de Folk Lore, c’est-à-dire « leçon apprise par le peuple », une forme de savoir qu’il est grave d’oublier et, pire encore, de mépriser.

Est-ce à dire que, sans la forme traditionnelle de ces rites, les portes des grandes étapes de la vie nous sont devenues infranchissables ? Pas vraiment. Un jeune qui part à l’aventure avec son sac à dos reproduit la « quête de vision » des sociétés traditionnelles sans nécessairement le savoir. Spontanément, nous changeons radicalement de coiffure, de vêtements ou partons en voyage après un coup dur du destin, une séparation, une maladie, un deuil.

Outre les modalités de ces rites, l’âge auquel on y a recours a parfois changé. Ainsi, du point de vue spirituel et même psychologique, l’être humain « moderne » reste souvent adolescent jusqu’au « mitan de sa vie ». Certains attendront même la retraite pour remettre en question le personnage auquel ils se sont identifiés dans leur rôle professionnel ou familial. Plus on remet le passage, plus il est difficile à négocier.

La crise du milieu de vie constitue un des grands rites de passage de l’humanité d’aujourd’hui. Comme le faisait remarquer le mythologue Joseph Campbell : « Il n’y a peut-être rien de pire que d’atteindre le haut de l’échelle et de s’apercevoir qu’on s’est trompé de mur ». Dans une culture où l’ascension sociale et matérielle est l’obsession la plus répandue, le quadragénaire se pose donc la question du haut des échelles qu’il a fièrement gravies : « Et si je m’étais trompé de mur ? » S’amorce alors un rite de passage qui ne requiert aucun silex pour tailler les chairs et montrer qu’on a « payé le prix ». Il consiste à descendre de son perchoir pour se mettre à la recherche du moi véritable auquel on a faussé compagnie en passant l’âge dit « de raison », vers cinq ou six ans.

Les anciennes blessures, comme des abcès au cœur de la psyché avec séquelles dans le corps physique, datent en effet, le plus souvent, de la période appelée « éducation ». « Amputation » conviendrait généralement mieux. Comment, en effet, désigner autrement l’élagage systématique des rameaux de l’enfant pour y insérer des greffons idéologiquement corrects et en faire un adulte « normal », c’est-à-dire qui répond aux normes ? Yves Duteil fait écho à ces amputations de manière touchante dans une de ses chansons : « On ne sait pas toujours à quel point les enfants gardent de leurs blessures le souvenir longtemps… ».

L’enfance et l’éducation ne sont pas nos seules périodes de dépeçage. Les aléas de la vie nous entaillent aussi de multiples façons et la liste est longue des blessures que nous ne savons pas toujours traverser pour les rendre « initiatiques », c’est-à-dire pour en faire les passages salutaires qu’elles peuvent devenir.

Louis Lavelle résume ainsi cette mystérieuse transmutation : « Chacun de nous, sans doute, ne songe qu’à rejeter la douleur au moment où elle l’assaille ; mais quand il fait un retour sur sa vie passée, alors il s’aperçoit que ce sont les douleurs qu’il a éprouvées qui ont exercé sur lui l’action la plus grande ; elles l’ont marqué : elles ont aussi donné à sa vie son sérieux et sa profondeur ; c’est d’elles aussi qu’il a tiré sur le monde où il est appelé à vivre et sur la signification de sa destinée les enseignements les plus essentiels ». Khalil Gibran le dit de manière plus lyrique dans « Le Prophète » : « Plus profondément le chagrin creusera votre être, plus vous pourrez contenir de joie. »

Pour faire de toute crise existentielle un rite de passage, il est bon de se poser à soi-même la question que le chevalier Perceval pose au vieux roi malade dans la légende du Graal : « Qu’est-ce qui te trouble ? » Autrement dit, « quelle blessure en moi demande à être transformée en passage ? » Le Graal n’est pas seulement une coupe, il est aussi une porte à franchir qui s’ouvre sur un nouveau chemin. On aura remarqué que cette question ne porte pas sur l’arme de la blessure, encore moins sur l’agresseur qui a porté les coups, mais sur la blessure elle-même et sur celui qui saigne. Le passage amorcé dans la question du Graal commence par un abandon du blâme au profit de la compassion qui, bien ordonnée, comme sa sœur la charité, commence par soi-même.

Par une mystérieuse alchimie, le cœur brisé devient alors cœur ouvert, l’ennemi devient professeur, et l’initié se met en marche avec l’esprit du débutant.