Un bien grand risque
Un texte de Daniel Laguitton
Paru dans le numéro Printemps/Spring 2022
Publié le : 8 mars 2022
Dernière mise à jour : 9 mars 2022
Il est à craindre que seule une crise majeure bien au-delà de ce que l’humanité a connu jusqu’ici pourrait mettre fin au matérialisme qui est en train de nous détruire.
Dans les dernières pages d’un petit ouvrage intitulé La place de l’homme dans la nature signé en 1949 par Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), une petite phrase sibylline m’a interpellé : « Par nature et dans tous les cas, synthèse implique risques ». L’avenir de l’humanité est en effet en jeu dans cette affirmation.
La « synthèse » évoquée dans cette affirmation d’un risque est la « cristallisation » de diverses formes de vie dont l’apparition semble contredire le principe de désordre croissant dans l’univers, la fameuse « entropie » des scientifiques.
Qui dit désordre croissant, dit donc aussi ordre préalable plus grand. Dans le cas de l’univers, l’ordre primordial est aujourd’hui décrit par la science comme une sorte d’œuf cosmique dont l’éclosion aussi mystérieuse que violente est appelée le « Big Bang ».
Le souffle de cette explosion continue de se propager sous la forme d’un univers en expansion où se condense néanmoins une sorte de neige cosmique dont les plus gros cristaux sont les galaxies, les plus petits les atomes et les molécules et, à notre échelle, les minéraux, les végétaux, les souris et les hommes. Cette « cristallisation » contredit le principe de désordre croissant avant de subir à son tour « des ans l’irréparable outrage ». Aucune créature, humains compris, n’échappe à la loi d’entropie résumée par la trilogie « la vie, l’amour, la mort ».
Évoquant une synthèse plus mystérieuse encore, Teilhard affirme que « le centre extrême de chacun de nous ne se trouve pas au terme d’une trajectoire solitaire et divergente, mais coïncide (sans se confondre) avec le point de confluence d’une Multitude humaine tendue, réfléchie, et unanimisée librement sur elle-même. » Il nomme « point Oméga » ce foyer de convergence ultime de la matière qui, après avoir été d’abord minérale, puis végétale et animale, tendrait vers une conscience cosmique investie de manière privilégiée dans la faculté de réflexion de l’homo sapiens. Cette convergence conduirait, au-delà de la biosphère, à la « noosphère » (du grec Noos, la conscience), c’est-à-dire à une sphère de conscience.
Devant la symétrie du point Alpha représenté par l’œuf cosmique et du point Oméga vers lequel converge la noosphère, Teilhard s’exclame : « Spectacle bien remarquable, certes, que celui d’un Univers fusiforme, fermé aux deux bouts (en arrière et en avant) par deux sommets de nature inverse ! »
L’enthousiasme du paléontologue futuriste qu’était Teilhard de Chardin est toutefois assorti d’un avertissement : « Lancés, comme nous le sommes, en direction d’un objectif précis dans l’avenir, quelles garanties avons-nous d’arriver au but ? […] Autrement dit, l’Univers se concentre-t-il par en haut avec autant de sécurité et d’infaillibilité qu’il « s’entropise » par le bas ? »
Sa réponse est catégorique : « Non, répondent les faits. Par nature et dans tous les cas, synthèse implique risques. Vie est moins sûre que Mort. C’est donc une chose que la Terre, par sa pression, nous mette au moule de quelque ultra-hominisation, et autre chose que cette ultra-hominisation aboutisse. Car pour que, en nous et par nous, l’évolution planétaire de la Conscience arrive à terme, deux séries ou espèces de conditions, – les unes externes, les autres internes –, sont nécessaires, dont aucune n’est absolument garantie par la marche du temps. »
Les conditions externes sont la disponibilité de réserves suffisantes de temps, de matériaux alimentaires et industriels et de substance cérébrale pour nourrir le germe de la noosphère. Les conditions internes sont liées à la manière dont nous faisons usage de nos facultés et mettent non seulement en jeu un savoir-faire « assez habile pour éviter les diverses formes de pièges et d’impasses (mécanisation politico-sociale, blocage administratif, surpopulation, contre-sélections… ) semés sur la route d’un vaste ensemble en voie de totalisation », mais aussi un vouloir-faire « assez ferme pour ne reculer devant aucun ennui, aucun découragement, aucune peur en chemin ».
En 1949, Teilhard de Chardin était résolument optimiste par rapport à ces deux types de conditions. Quarante ans plus tard, Thomas Berry (1914-2009), directeur pendant une dizaine d’années de l’Association américaine Teilhard de Chardin dont il avait été un des fondateurs (avec notamment l’écologiste québécois Pierre Dansereau), était déjà moins optimiste dans Le rêve de la Terre (en français chez Novalis en 2021).
Pour ce qui est des conditions externes, les ressources longtemps considérées inépuisables risquent, on le sait aujourd’hui, de manquer, soumises comme elles le sont à une consommation irréfléchie qui épuise aussi bien les ressources minérales et végétales que la biosphère en proie à la sixième extinction de masse et aux pandémies dévastatrices favorisées par des systèmes immunitaires compromis dans les élevages surpeuplés : vache folle, peste porcine, grippe aviaire, anémie infectieuse du poisson d’élevage, covid, etc.
Le succès est encore moins certain par rapport aux conditions internes : notre envoûtement pour les créations du monde industriel et l’aveuglement qui en résulte faussent notre jugement. L’attachement du toxicomane et de l’alcoolique à une substance chimique est, on le sait, si fort qu’il perdra souvent sa santé, sa réputation, son emploi, sa famille et jusque sa vie plutôt que de lâcher prise de sa dépendance. L’homme des sociétés industrielles et post-industrielles est lui aussi un drogué qui s’ignore et il est à craindre que seule une crise majeure bien au-delà de ce que l’humanité a connu jusqu’ici pourrait mettre fin au matérialisme qui est en train de nous détruire.
Le dernier mot revient à Teilhard de Chardin : « Si, avant que l’humanité n’arrive à maturation, la planète devenait inhabitable ; si prématurément le pain venait à y manquer, ou les métaux nécessaires, – ou ce qui serait bien plus grave encore, la quantité ou la qualité de substance cérébrale requise pour emmagasiner, transmettre et accroître la somme de connaissances et d’aspirations formant à chaque instant le germe collectif de la Noosphère : – alors, évidemment, ce serait le raté de la Vie sur Terre ; et l’effort du Monde pour se centrer jusqu’au bout n’aurait plus qu’à se tenter ailleurs, en quelque autre point des cieux. »
Le risque est en effet bien grand.
Daniel Laguitton
Abercorn