Taah ti taah ti Taah taah ti taah Taah ti ti

Un texte de Daniel Laguitton

Paru dans le numéro

Publié le : 19 novembre 2021

Dernière mise à jour : 27 novembre 2021

 

Dans un article intitulé « L’optimiste désespéré », publié au printemps 1977 dans un journal étudiant de l’Université Harvard, le chercheur et philosophe franco-américain René Dubos (1901-1982), auteur (entre autres) de Nous n’avons qu’une Terre (Denoël, 1972) écrivait : « Dans la majorité des affaires humaines, l’idéal est de penser globalement et d’agir localement ». L’heureuse formule a fait son…

Dans un article intitulé « L’optimiste désespéré », publié au printemps 1977 dans un journal étudiant de l’Université Harvard, le chercheur et philosophe franco-américain René Dubos (1901-1982), auteur (entre autres) de Nous n’avons qu’une Terre (Denoël, 1972) écrivait : « Dans la majorité des affaires humaines, l’idéal est de penser globalement et d’agir localement ». L’heureuse formule a fait son chemin depuis. Dubos concluait en citant un ouvrage sur les traditions populaires des États-Unis : « Devant les sérieux problèmes mondiaux auxquels nous faisons face […], il n’en est que plus crucial que nous réaffirmions notre pluralisme et chérissions nos différences tout en chantant les chansons les uns des autres. ».

Ayant été un des organisateurs de la première Conférence des Nations Unies sur l’environnement (Stockholm, 1972), et contribué à plusieurs autres rencontres internationales de ce type comme la première Conférence des Nations unies sur les Établissements humains (Vancouver, 1976), René Dubos était sensible à l’importance de ces mégaconférences où se distille une pensée globale, mais les multiples divergences de points de vue dont il était témoin soulignaient aussi à ses yeux que toute action concrète devait refléter la spécificité locale. La santé de tout organisme vivant, y compris celui de Gaïa, la Terre, repose sur le bon fonctionnement de chacune des cellules qui le composent et qui, comme les musiciens d’un orchestre, y jouent la grande symphonie de la Vie.

biorégion
Le rêve de la Terre de Thomas Berry, traduction de Daniel Laguitton

Depuis la conférence de Stockholm, la pensée globale concernant la santé de la Terre a fait l’objet de multiples réflexions et travaux de recherche qui ont connu et connaissent épisodiquement leurs « grand-messes », par exemple les conférences internationales sur l’environnement de Nairobi, 1982 ; Rio, 1992 ; Johannesburg, 2002 ; Paris, 2015 ; et la cruciale COP26 de Glasgow, en novembre 2021. Les actions locales dans ce domaine commencent, quant à elles, dans de multiples gestes individuels quotidiens porteurs de vie comme les trois R (Réduire, Réutiliser, Recycler) qui, pour être cohérents et efficaces, s’articulent dans des initiatives concertées à l’échelle municipale et régionale. C’est à ce titre que la notion de biorégion prend toute son importance.

Le thème des biorégions est abondamment exploré par l’historien des cultures Thomas Berry (1914-2009) dans Le rêve de la Terre, ouvrage de référence en matière d’écologie intégrale, paru en français en septembre 20212. Après avoir mis en relief l’impact planétaire désastreux de l’envoûtement matérialiste issu de la révolution industrielle, l’auteur y présente les biorégions comme « une nouvelle manière d’habiter la Terre » : « La vie est partout répartie en communautés fonctionnelles spécifiques que l’on peut appeler des “biorégions”, c’est-à-dire des régions incluant des biosystèmes interdépendants et généralement autosuffisants. Les technologies de l’avenir doivent d’abord opérer dans le cadre de telles cellules biorégionales et à leur échelle. […] Il nous faut réajuster nos habitats et nos cadastres en fonction des biosystèmes locaux. C’est en eux que nous trouvons une identité biologique de base plutôt qu’une identité politique, sociale ou ethnique. Notre développement culturel dans un tel contexte pourrait être revivifié par ce type d’association intime au dynamisme et à la créativité artistique de la nature ».

Le « citoyen du monde », où qu’il vive, appartient d’abord à une biorégion et c’est généralement à partir de cette cellule locale de la biosphère qu’il peut le mieux contribuer à la santé planétaire.

Thomas Berry. Photo de Lou Niznik, courtoisie de la Thomas Berry Foundation

L’anthropocentrisme, cette fâcheuse manie de prendre l’humanité pour reine de la biosphère, est l’équivalent, à l’échelle de la maison commune, du poison de l’égocentrisme à l’échelle des relations humaines. Thomas Berry nous rappelle que dans les biorégions « la pleine diversité des fonctions vitales est assurée non pas par des individus ou des espèces, pas même seulement par des êtres organiques, mais par une communauté qui regroupe les composantes minérales et les composantes organiques de la région. Une telle biorégion constitue une communauté qui s’autopropage, s’autoalimente, s’autoéduque, s’autogouverne, s’autoguérit et s’autoréalise. Chacun des systèmes vivants qui la composent doit intégrer son mode de fonctionnement spécifique à la communauté dont il fait partie pour pouvoir survivre de manière efficace. […] Que les humains s’arrogent le droit d’occuper le territoire en excluant d’autres formes de vie de leur habitat fait insulte à la communauté en ce qui a trait à sa structure la plus profonde. Cela revient aussi à déclarer une guerre dont l’humanité ne peut sortir vainqueur étant donné qu’elle dépend, en définitive, des formes de vie qu’elle détruit ».

Par une heureuse synchronicité, deux semaines après la publication du livre Le rêve de la Terre, le Centre local de développement (CLD) de Brome-Missisquoi lançait un Guide d’approvisionnement local3 défini comme « outil pratique de mise en relation destiné aux entreprises bioalimentaires de la région. Ce guide a pour objectif d’offrir aux acteurs du milieu une meilleure connaissance de notre écosystème alimentaire local ainsi que de renforcer l’identité culinaire de Brome-Missisquoi ». Les entreprises bioalimentaires d’une région sont évidemment aussi les entreprises alimentaires d’une biorégion appelée « terroir ».

On ne change pas le cours d’évolution d’une société en un claquement de doigts, bien que certaines catastrophes comme la pandémie Covid19 montrent avec quelle rapidité l’humanité peut s’adapter à de nouvelles réalités. Entrer masqué dans une banque en 2019 semait l’alarme, depuis 2020, on n’y entre pas sans masque. La transition vers l’ère écologique qui seule assurerait notre survie, bien que représentant un immense défi, ne relève pas de l’impossible. Thomas Berry nous rappelle toutefois que « l’histoire du Titanic et de son premier voyage peut servir de métaphore pour illustrer la difficulté d’un tel changement d’orientations fondamentales ». Les responsables du navire savaient que son voyage inaugural traverserait des champs de glaces, mais n’avait-on pas baptisé le fier vaisseau en mémoire des Titans, les tout-puissants fils d’Ouranos, le Ciel, et de Gaïa, la Terre ? On le pensait insubmersible, et cet orgueil envoûtant a fait en sorte que les deux tiers des passagers ont péri.

À bord du vaisseau appelé la Terre, serons-nous plus sages ?

Daniel Laguitton

Abercorn

1. En morse, CQD (Come Quick Danger), premier signal de détresse du Titanic

2. Le rêve de la Terre, Thomas Berry, (traduit par Daniel Laguitton), Novalis, 2021

3. www.brome-missisquoi.ca/wp-content/uploads/2021/09/Guide-daprovisionnement-local-de-BM.pdf