Un flocon à la fois…
Un texte de Daniel Laguitton
Paru dans le numéro Automne/Fall 2024
Publié le : 14 août 2024
Dernière mise à jour : 14 août 2024
Daniel Laguitton nous renseigne sur le jour du dépassement de la Terre et nous raconte une petite fable pour illustrer que chaque geste individuel compte dans la lutte pour freiner les changements climatiques.
Le « jour du dépassement de la Terre » est une estimation imagée de l’empreinte écologique humaine. La quantité de ressources renouvelables que la Terre produit chaque année y est considérée comme notre budget écologique annuel, et le jour du dépassement est le jour où notre consommation défonce notre budget. Si la quantité de ressources que nous consommons annuellement est le double de ce que la Terre est capable de renouveler, le jour du dépassement sera le milieu de l’année, c’est-à-dire qu’à partir du 1er juillet il nous faudrait une seconde planète Terre pour renouveler les ressources que nous consommons. Cet astucieux outil de vulgarisation a évidemment ses imperfections que ne manquent pas de souligner les adeptes de la croissance à tout prix qui n’ont sans doute pas lu la fable de la cigale et de la fourmi.
En 1972, rédigé à l’initiative du Club de Rome, le rapport Meadows intitulé Halte à la croissance ? [Les Limites à la croissance dans sa réédition] avertissait l’humanité qu’elle ne pourrait indéfiniment ignorer les limites des ressources planétaires. Cette année-là, le jour du dépassement était le 10 décembre : grisée par les « trente glorieuses » qui avaient suivi la Deuxième Guerre mondiale, l’humanité s’était imprudemment engagée sur une trajectoire de surconsommation. L’avertissement fut largement ignoré, voire ridiculisé, et le jour du dépassement de la Terre n’a cessé d’avancer sur le calendrier au cours du demi-siècle qui a suivi. En 1980, il était le 4 novembre, le 11 octobre en 1990, le 23 septembre en l’an 2000, le 7 août en 2010 et le 29 juillet en 2019. En 2020, la baisse d’activité associée à la pandémie COVID-19 a fait reculer le jour du dépassement au 22 août.
Dès 2021 toutefois, la tendance négative reprenait et le jour du dépassement était le 29 juillet. En 2022 il était le 28 juillet, le 2 août en 2023, et en 2024 il sera le 1er août, 214e jour d’une année qui en compte 366, ce qui signifie que l’humanité consomme globalement 366/214 = 1,7 fois plus de ressources que ce que la Terre peut renouveler. Selon son niveau de vie, chaque pays — et même chaque individu — a un jour du dépassement qui lui est propre. En 2023, au Canada et aux États-Unis, le jour du dépassement était le 13 mars [besoin de 5 planètes], en France le 5 mai [3 planètes], au Royaume-Uni le 19 mai [2,6 planètes], en Chine le 2 juin [2,4 planètes], au Brésil le 12 août [1,6 planète], en Algérie le 4 septembre [1,5 planète] et, en Jamaïque, le 20 décembre [1,03 planète].
Depuis 1995, la Conférence des Parties (COP) réunit chaque année les 197 pays signataires de la Convention-Cadre des Nations Unies sur les Changements climatiques établie en 1992 au Sommet de la Terre de Rio. Chacune de ces rencontres achoppe sur la question de la répartition équitable des responsabilités, les ogres en ressources planétaires faisant indûment pression sur les pays plus sobres pour qu’ils partagent les coûts associés à une crise climatique qu’ils n’ont pourtant pas causée.
Nul besoin d’un doctorat en astrophysique pour comprendre que la surconsommation de ressources renouvelables couplée à l’épuisement des ressources non renouvelables est in-sou-te-nable.
L’ampleur des changements nécessaires est telle que le pressentiment que la récréation est bientôt terminée pousse les masses à se laisser berner par le chant des sirènes de mouvements populistes qui font recette en promettant la Lune alors que c’est d’une Terre viable que nous avons besoin.
Dans The Great Work, ouvrage majeur d’écologie intégrale [en cours de publication en français sous le titre La noble Tâche], l’écothéologien américain Thomas Berry écrit :
« C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que nous faisons face à une situation exigeant un changement aussi rapide et radical de notre manière de vivre si nous voulons éviter une détérioration globale de la planète et de ses principaux systèmes vivants. Et cette situation ne peut que s’aggraver. Les tensions entre capitalisme et socialisme ou entre libéralisme et conservatisme sont anodines face à l’ampleur des problèmes qui se posent à nous aujourd’hui. »
Il est tentant pour chacun de se demander en quoi son action individuelle peut avoir quelque influence sur une crise mondiale de cette ampleur. D’origine inconnue, la courte histoire qui suit offre une réponse qui met en scène, selon le contexte géographique où elle est racontée, divers animaux comme le hibou, la mésange, le merle, la colombe, le moineau, ou même le rat des champs. Dans notre Piémont appalachien, invitons la résiliente mésange et le hibou aux allures de vieux sage à nous la conter.
Surprise par une tempête de neige, une mésange s’était réfugiée au cœur d’un grand sapin où elle avait retrouvé son vieil ami le hibou. « Sais-tu combien pèse un flocon de neige ? », lui demanda celui-ci. « Moins que rien » répondit la mésange. « Eh bien tu te trompes, reprit le hibou. Observe bien les flocons qui tombent sur la pointe de cette grosse branche à côté de la nôtre ». Blottie contre le hibou, la mésange attentive se mit même à compter les flocons de son mieux… un, deux… cent… mille… dix mille…
La tempête passée, la mésange comptait encore les rares flocons qui virevoltaient, et le total approchait le million lorsque, ouvrant soudain une aile pour la protéger, le vieux hibou lui lança « cramponne-toi ! ». Semblable à tous les autres, un minuscule flocon venait à peine de se déposer à l’extrémité de la grosse branche, que l’arbre tout entier frémit et, dans un fracas terrifiant, la branche cassa.
Se penchant vers la mésange, le vieux hibou murmura : « Moins que rien, disais-tu… eh bien tu sais maintenant qu’aussi insignifiant puisse paraître un flocon, son poids ajouté à celui des autres peut faire toute une différence ! »
La mésange avait compris. Se promettant de ne plus se comparer au corbeau, à l’oie sauvage ou au grand héron, elle remercia le vieux hibou et, résolue à peser de tout son poids de mésange sur la brise qui l’invitait, elle déploya ses ailes et s’envola.
Daniel Laguitton
Abercorn