La porte éternelle

Un texte de Daniel Laguitton

Paru dans le numéro

Publié le : 25 mai 2022

Dernière mise à jour : 25 mai 2022

 

Six siècles avant notre ère, le sage Lao-tseu évoquait aussi la porte du présent éternel lorsqu’il affirmait que « Le sage voyage sans sortir de chez soi ». Debout dans l’embrasure de la porte, il traverse le temps sans être retenu par des attachements au passé ou aspiré par des désirs projetés dans l’avenir.

« Lorsqu’une porte se ferme, une autre s’ouvre, mais nous restons souvent si longtemps à regarder avec regret la porte fermée, que nous ne voyons pas celle qui s’est ouverte devant nous. » Cette citation célèbre est attribuée à Alexandre Graham Bell (1847-1922), l’inventeur du téléphone. Pour la petite histoire, Bell était né à Édimbourg, en Écosse, dans une famille dont le grand-père était expert en physiologie de la voix et le père professeur d’élocution. Sa mère, Eliza, comme plus tard son épouse Mabel Hubbard (qui devint donc Mabel Bell…) étaient sourdes. Alexandre devint professeur d’oralisme, méthode controversée qui consiste à enseigner aux sourds la langue parlée plutôt que la langue des signes. Émigré au Canada, puis aux États-Unis, c’est en étudiant le fonctionnement du tympan humain qu’il imagina le premier téléphone avec sa mince plaquette métallique vibrant au son de la voix. Un électro-aimant activé par ces vibrations générait un courant électrique qui rejoignait par un fil conducteur l’électro-aimant d’un dispositif d’écoute semblable dont la plaquette métallique vibrait à son tour, reproduisant ainsi le son initial. Bell déposa, en 1876, la demande de brevet intitulée Améliorations en télégraphie qui ouvrit l’ère des communications téléphoniques. La porte fermée devant l’inventeur du téléphone était l’oreille sourde, celle qui s’est ouverte devant lui était une technologie qui a ouvert à distance des milliards d’oreilles depuis.

De la même veine, la formule « En ma fin est mon commencement » est un peu plus subtile. Brodée sur une étoffe par Marie Stuart (1542-1587), reine de France et d’Écosse, durant un de ses séjours en captivité, elle évoque la suite de morts et de renaissances du temps qui passe. La porte qui se ferme y est la même que celle qui s’ouvre, et chacun de nous est debout dans l’embrasure de cette porte de l’instant présent.

Le mot « instant » vient du latin in-stare qui signifie « être debout à l’intérieur » et le mot « présent » vient de prae-esse qui veut dire « être devant ». L’instant présent est la porte dans l’embrasure de laquelle nous faisons face à notre destinée. Le temps du chronomètre, le chronos des Grecs, s’engouffre dans cette porte comme un vent horizontal et nous fouette le visage. Dès qu’il est derrière nous, nous l’appelons « passé » ; avant qu’il nous atteigne, il est « à venir ». Dans l’embrasure de cette porte, et seulement dans cette embrasure, une autre variété de temps est en jeu, c’est le kairos des Grecs, le temps qui ne s’écoule pas, le temps vertical de l’opportunité, le présent éternel.

instant présent

La formule de Marie Stuart a si profondément marqué l’œuvre du poète anglo-américain Thomas Stearns Eliot (T.S. Eliot, 1888-1965) qu’il en a fait son épitaphe dans l’église du village anglais d’East Coker où reposent ses cendres et d’où ses ancêtres, Andrew Eliot père et fils, étaient partis au dix-septième siècle vers la Nouvelle-Angleterre pour fuir les persécutions religieuses. Né à Saint-Louis, au Missouri, Eliot a incarné jusque dans l’itinéraire géographique de sa vie la formule de Marie Stuart. Sa fin est là où la dynastie des Eliot avait commencé. East Coker est aussi le titre du deuxième poème des Four Quartets, la tétralogie qui marque l’apogée de son œuvre poétique. Dès le premier vers, on y lit « Ma fin est là où je commence » et le dernier reprend la devise : « En ma fin mon commencement ». Tout au long du poème, comme dans plusieurs passages des trois autres quatuors, le poète se situe dans l’embrasure du présent éternel balayé par le courant de morts et de renaissances du chronos et tente de rester en contact avec le kairos : « Pas un geste, ai-je enjoint à mon âme, attends sans espoir, car tout espoir se tromperait d’objet ; attends sans amour, car tout amour se tromperait d’amant ; reste la foi, mais comme l’espoir et comme l’amour elle consiste à attendre, attendre sans penser, car on n’y est pas prêt : la nuit sera lumière, le repos sera danse. […] Les rires dans le jardin sont l’écho d’un délice accessible en tout temps, mais qui par contre exige, implique, l’agonie de mourir et de naître ».

On doit aux descendants des deux Eliot exilés d’East Coker nombre de fleurons culturels des États-Unis comme l’université Washington et le musée d’art de Saint-Louis, au Missouri, fondés par William Greenleaf Eliot (1811-1887), grand-père de T.S. Eliot. Thomas Lamb Eliot (1841-1936), fils aîné de William, a fondé maintes institutions culturelles de Portland en Oregon où il était arrivé en 1867 comme ministre de l’Église unitarienne via l’isthme de Panama bien avant qu’on y construise le célèbre canal. Christopher Rhodes Eliot (1856-1945), autre fils de William et lui aussi ministre unitarien, acquit, en 1903, un lot de 54 acres sur la rive est du lac Memphrémagog au Québec. Chaque été pendant des décennies, le clan Eliot est venu camper à cet endroit alors appelé Camp Maple Hill, et T.S. Eliot y passa l’été de 1904. Un livre intitulé No Silent Witness (Témoin non silencieux) de Cynthia Grant Tucker décrit le rôle social déterminant et l’influence considérable des épouses, des mères, et des sœurs de la dynastie des Eliot. 

Six siècles avant notre ère, le sage Lao-tseu évoquait aussi la porte du présent éternel lorsqu’il affirmait que « Le sage voyage sans sortir de chez soi ». Debout dans l’embrasure de la porte, il traverse le temps sans être retenu par des attachements au passé ou aspiré par des désirs projetés dans l’avenir. La gracieuse danse du Tai Ji est une pratique concrète de cet équilibre en mouvement. L’idéogramme chinois « Tai » représente la silhouette verticale d’un homme fermement ancré sur la terre et « Ji » évoque la polarité entre la terre et le ciel. « Tai Ji » représente l’homme comme un arbre planté dans la verticalité du kairos et balancé par le vent horizontal du chronos. D’où cet autre conseil du vieux sage : « Restez au centre et laissez aller le cours des choses ».

Daniel Laguitton

Abercorn

Références    

T.S. Eliot, Tétralogie (Quatre Quatuors), Écrits des forges, 2015
Cynthia Grant Tucker, No Silent Witness: The Eliot Parsonage Women and Their Liberal Religious World, Oxford University Press, 2010