Retrouver un Centre

Un texte de Daniel Laguitton

Paru dans le numéro

Publié le : 15 mai 2017

Dernière mise à jour : 31 octobre 2020

 

Depuis la nuit des temps, le cercle et la croix sont les deux principales figures symboliques utilisées par les humains pour donner corps à la notion si importante de centre. Le regroupement autour d’un centre ou d’un axe est en effet une caractéristique des sociétés humaines. Un exemple spectaculaire en est donné par Spencer et…

Depuis la nuit des temps, le cercle et la croix sont les deux principales figures symboliques utilisées par les humains pour donner corps à la notion si importante de centre. Le regroupement autour d’un centre ou d’un axe est en effet une caractéristique des sociétés humaines. Un exemple spectaculaire en est donné par Spencer et Gillen, deux anthropologues australiens de la fin du XIXe siècle : une tribu nomade transportait toujours avec elle le tronc d’un gommier et, lorsque le moment était venu d’établir son campement, elle le plantait en terre et s’installait tout autour. Or il arriva que, cet « axe du monde » s’étant brisé, les membres de la tribu furent si désemparés qu’ils se dispersèrent et se laissèrent mourir. Les axes autour desquels les sociétés humaines ont gravité physiquement et spirituellement au fil des siècles et des cultures ont pris des formes multiples : pierres ou montagnes sacrées, obélisques, menhirs, totems, clochers, arbres sacrés, etc.

Les moyens limités de transport et de communication des sociétés traditionnelles les confinaient à un territoire autour d’un axe géographique précis, et leur calendrier suivait le rythme éternellement renouvelé des saisons. Dans les sociétés modernes, l’évolution des moyens de transport et de communication a progressivement éliminé les contraintes géographiques, si bien que l’axe vertical traditionnel des diverses cultures a peu à peu été remplacé par l’axe horizontal du progrès, sorte de bâton au bout duquel pend la carotte d’un élusif âge d’or. La disparition de l’importance donnée aux repères spatio-temporels collectifs a notamment permis l’étalement urbain avec ses agglomérations privées de centre-ville. Elle a aussi favorisé la montée de l’individualisme et du recours à des axes « personnels » comme la mode vestimentaire, le culte du vedettariat, la drogue, le fétichisme, les comportements obsessionnels-compulsifs, etc. Plus une société perd son Centre, plus les centres succédanés y prolifèrent : centre commercial, dentaire, esthétique, des jeunes, de recyclage, de yoga, de bénévolat, etc.

L’histoire de Sutton et de ses environs pourrait être racontée en suivant l’évolution des centres qui s’y sont succédé : Le Mont Pinacle a, dit-on, été un axe géographique vénéré de longue date par les Abénaquis. Pour les premiers colons, les plaines alluviales des zones appelées aujourd’hui Glen Sutton, Abercorn et Sutton (y compris le fond limoneux des barrages de castors que l’on drainait) devinrent des centres de colonisation, d’où le nom de « Sutton Flats » sur les premières cartes. La montagne a repris peu à peu ses droits et est aujourd’hui un centre de ski et de randonnée. Dès les années 50, la ferme Schweitzer, pionnière du café-couette et de l’écotourisme, était un centre d’attraction régional. Le Centre de Yoga, le Tour des Arts et le Journal Le Tour évoquent dans leur nom même des cercles rassembleurs.

Le traumatisme individuel et collectif qu’est la perte d’axes majeurs s’accompagne d’une prolifération de techniques de « recentrage » physique et psychique parmi lesquelles il n’est pas toujours facile de distinguer l’authentique du faux.

Un des grands maîtres occidentaux du recentrage est Karlfried Graf Dürckheim (1896-1988), psychothérapeute et philosophe allemand dont l’héritage est magnifiquement résumé par Jacques Castermane dans un livre intitulé « Le centre de l’être ». Dürckheim pratiquait la « Leib-Thérapie », ce qui peut se traduire par « guérison de la présence incarnée au monde », présence dont l’aspect le plus immédiat est la posture. Pour lui, la guérison de l’avachissement physique et psychique du monde moderne, ou de son contraire qu’est le torse rigide et bombé du gladiateur, si fréquent chez les hommes qui roulent des mécaniques, passe par une culture de la posture et de la respiration abdominale afin d’habiter le hara, centre vital du corps humain. Il est intéressant de remarquer que, par une réciprocité fréquente dans la nature, le recouvrement de l’axe individuel passe souvent par le recours à un axe collectif. Tout groupe d’entraide visant à lâcher prise de l’axe toxique d’une dépendance repose sur cette réciprocité.

Les images les plus éloquentes qui me viennent en tête pour illustrer la redécouverte d’un axe vital sont celles du film « Le Festin de Babette », Oscar du meilleur film en langue étrangère en 1988. Nous sommes à la fin du XIXe siècle dans un petit village du Danemark dont les habitants, marinés dans une morale puritaine débilitante, ont régressé au niveau vibratoire du hareng fumé. Mais voilà qu’arrive dans le village « Babette », ancienne chef cuisinière d’une des grandes tables d’un Paris qu’elle a dû fuir pour échapper aux violences de la Commune. Elle est accueillie au pair chez deux grises demoiselles dont le puritain de père avait autrefois chassé les prétendants. Chaque année, Babette reçoit d’un ami français un billet de loterie et, coup de théâtre, après une quinzaine d’années de vie sans relief, la chance lui sourit et elle gagne 10 000 francs qu’elle va consacrer à la préparation d’un festin pour le village. Le film est lui-même un festin dont le dessert est de voir les frêles silhouettes des villageois habillés de noir qu’on avait vus prier, au début du repas, pour que leurs papilles gustatives restent insensibles aux délices de la table, se prendre par la main après une flûte ou deux de champagne et danser une joyeuse ronde qui redonne au village son centre.

Un festin similaire mijote parmi nous depuis l’ouverture de l’École de ballet classique de Sutton. La chef cuisinière s’appelle ici Anastasia Usenko. Ceux et celles qui ont vu sa production de Casse Noisette en décembre 2016 ne récuseront pas cette métaphore, pas plus que l’essaim d’enthousiastes collaborateurs qui s’est affairé « en cuisine » pour préparer le festin. Dans un monde privé de grands repères et de verticalité, la familiarisation des enfants à l’effort, à la discipline, à la politesse, à la culture du beau, à une meilleure posture (axe individuel) et à l’offrande d’une création collective à la communauté (axe collectif) est un trésor incommensurable dont les retombées traverseront des générations. Soutenons donc activement cette école en reconnaissant sa contribution essentielle au recouvrement de la verticalité individuelle et collective dont la perte est déplorée plus haut.

Daniel Laguitton

www.granby.net/~d_lag