Excusez-moi de vous déranger, mais…

Un texte de Daniel Laguitton

Paru dans le numéro

Publié le : 15 août 2015

Dernière mise à jour : 31 octobre 2020

 

« Solidarité » vient d’une racine exprimant la totalité, racine que l’on retrouve dans « solidité », dans « holisme » et dans « catholique » (qui signifie universel; ce qui a fait dire à Michel Serrault qu’il « vaut mieux un athée solidaire qu’un mauvais catholique »). Être solidaire relève avant tout d’une adhésion profonde au niveau de l’Être et non d’une participation plus…

Dessin de Paul Carali: www.paulcarali.net

« Solidarité » vient d’une racine exprimant la totalité, racine que l’on retrouve dans « solidité », dans « holisme » et dans « catholique » (qui signifie universel; ce qui a fait dire à Michel Serrault qu’il « vaut mieux un athée solidaire qu’un mauvais catholique »).

Être solidaire relève avant tout d’une adhésion profonde au niveau de l’Être et non d’une participation plus ou moins personnellement intéressée à telle ou telle cabale. Par contre, c’est en forgeant que l’on devient forgeron et c’est donc aussi en pratiquant des formes ponctuelles et concrètes de solidarité que se développe une solidarité universelle. C’est en exil dans les îles Anglo-Normandes, en réaction au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, que l’auteur des Misérables et de la Légende des siècles confiait à un de ses Carnets où il tenait aussi la comptabilité minutieuse de son intarissable générosité envers les pauvres  : « Ma vie se résume en deux mots : Solitaire — Solidaire ». Le 1er juin 1885, plus d’un million de personnes conduisirent la dépouille de ce « solitaire solidaire » vers sa dernière demeure, le Panthéon. « Je donne cinquante mille francs aux pauvres. Je désire être porté au cimetière dans leur corbillard. Je refuse l’oraison de toutes les Églises. Je demande une prière à toutes les âmes. Je crois en Dieu », telles furent les dernières volontés de ce génie du vers « solidaire ».

Une solidarité cosmique encore plus vaste sous-tend l’héritage de réflexions et d’enseignements que nous a laissé Placide Gaboury (1928-2012). On y trouve notamment ce qu’il appelait « Les 10 lois cosmiques ». La première de ces lois est aussi brève dans sa formulation qu’immense dans sa portée : « Tout est relié ».

La solidarité universelle dont il s’agit ici n’est pas une simple bienveillance du cœur humain envers ses semblables, mais une propriété fondamentale de tout ce qui « est ». Elle constitue la substance même de l’Amour, en son sens le plus noble. Cette solidarité est toutefois souvent occultée par la dualité indispensable au fonctionnement du mental rationnel : ce dernier ne peut en effet opérer qu’en manipulant des concepts qu’il doit, par nécessité, créer au préalable en soumettant son expérience du « Tout solidaire » au hachoir de la raison. L’évolution des « savoirs » se résume à un découpage en règnes, familles, genres, espèces, variétés, molécules et particules, du continuum cosmique où toute frontière est une création du mental. Au fil des siècles, les pièces du puzzle se sont ainsi multipliées et les dictionnaires et encyclopédies ont pris de l’embonpoint.

Parallèlement, grisé par les applications aussi pratiques que spectaculaires de ce découpage, l’homme a fini par perdre contact avec la solidarité cosmique, notamment au sein de la biosphère. Son anesthésie est si grande que lorsque, le 19 juin 2015, des scientifiques des prestigieuses universités américaines de Stanford, Princeton et Berkeley ont publié les résultats d’une étude rigoureuse prouvant « sans l’ombre d’un doute » que le taux d’extinction des espèces animales depuis le début du 20e siècle est plus de cent fois supérieur à la normale historique et que nous entrons dans la sixième grande extinction des vertébrés, la nouvelle a fait moins de bruit qu’une luciole qui se pose sur une aiguille de sapin.

À bien y penser, le niveau d’indifférence à l’annonce que les vertébrés sont en train de disparaître à un rythme qui rappelle la dernière extinction de masse des dinosaures, il y a 66 millions d’années, et que les humains feront partie de l’extinction en cours est complètement surréaliste et en dit plus long encore que l’étude elle-même. Quand « Homo sapiens » (mon œil!) s’indigne davantage d’une augmentation du prix de l’essence que de la fin du monde annoncée, l’extinction a, de toute évidence, déjà atteint ses neurones.

Citons, pour éclairer la chose, Erich Fromm, dans Avoir ou Être (1976) : « Ce qui est presque incroyable, c’est qu’aucun effort sérieux n’ait été entrepris pour échapper à ce qui semble être la loi finale du destin. Alors que, dans la vie privée, seul un fou resterait passif en présence d’une menace dirigée contre son existence, les responsables des affaires publiques ne font pratiquement rien, et ceux qui leur ont confié leur sort continuent eux aussi de ne rien faire ». Fin connaisseur de la psyché humaine, le psychanalyste tente de comprendre et propose notamment cette explication : « […] l’égoïsme qu’engendre le système porte les dirigeants à accorder plus de valeur à leur réussite personnelle qu’à leurs responsabilités sociales. Ils ont l’air d’oublier que la cupidité (comme la soumission) rend les gens stupides dans la mesure où la poursuite de leurs véritables intérêts est concernée. En même temps, le grand public se consacre si égoïstement à ses affaires privées qu’il prête à peine attention à ce qui se passe au-delà du domaine personnel. » C’est clair.

Narcisse est mort de faim et de soif tant il était absorbé par le reflet de son image. L’anthropocentrisme délirant qui régit notre rapport au cosmos est une forme de narcissisme dont les conséquences nous seront potentiellement fatales. Un pas historique considérable avait été franchi par ce que l’on a appelé « l’inversion copernicienne » : ayant jusqu’alors cru que la terre était le centre de l’univers, l’homme découvrait, grâce aux travaux d’astronomes et de mathématiciens comme Tycho Brahe, Kepler, Copernic et Galilée, que c’est la terre qui tourne autour du soleil et non l’inverse. On sait aujourd’hui que le soleil lui-même n’est pas le centre de l’univers, tant s’en faut. Mais il reste à l’homme un pas déterminant à franchir : cesser de se prendre pour le nombril du monde sans pour autant dévaloriser son rôle spécifique dans l’aventure planétaire de la conscience. Ce n’est que sur la base d’une solidarité cosmique véritable incluant et respectant les droits fondamentaux des minéraux, des végétaux, des animaux et des humains que l’homme survivra dans la biosphère. Si un homme averti en vaut deux, combien donc vaut un homme indifférent?

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